La transformation du capitalisme "maison" en capitalisme international puis en capitalisme boursier ou actionnarial montre que la bête change de visage mais ne transforme jamais ses principes fondateurs. De ce fait, si certains croient ardemment que la société a évolué depuis le XIXème, il ne s'agit en fait que d'un seul et même capitalisme dont le besoin vital est le taux de profit et la source la propriété privée. Le fait qu'il mue structurellement n'est pas du au progrès - et encore moins au progrès humain - mais il est du à la baisse tendancielle du taux de profit. Ainsi la bourgeoisie, dans cette fable, entraîne une société post-industrielle vers cette course à la carotte avec les travailleurs en guise d'âne scellé.


Si le bonheur avait pour ce système une image, ce serait bien une poire pour sa seule soif.


La caractéristique du capitalisme boursier est bien sûr l'émergence de holdings depuis les années 70, des entreprises-conglomérats ayant des activités disparates, motivées par les capitaux propres et les taux de rentabilité d'où qu'ils viennent. Cette indifférence pour les activités ajoute au cynisme capitaliste, déjà présent, une dose supplémentaire pour les travailleurs du monde entier.


Dans cette course effrénée et vaniteuse, la rationalisation des moyens de production est un enjeu considérable. Ainsi, dans l'histoire du capitalisme, nous sommes passés du monde des corporations au taylorisme puis au toyotisme. Partant du même principe, le toyotisme est plus qu'une méthode de travail, non plus à la chaîne mais en îlot de production où les travailleurs ne sont plus assignés à une tâche spécifique. C'est aussi une optimisation de la productivité appelée flux tendus. Cette productivité suit les préceptes du Kaizen qui, au travers du management, optimisent la production de tel sorte à éviter les fuites improductives, à commencer par éviter le gaspillage. Le Kaizen inclut directement le travailleur au coeur du processus d'optimisation de son travail pour de meilleures conditions de travail, au moyen de diverses promesses plus ou moins illusoires. Sous Staline perçait le stakhanovisme. Ce dernier se félicitait de cet avènement majeur de la rencontre entre le travailleur manuel et l'ingénieur intellectuel. Il effaçait déjà cette opposition.


Mais l'opposition demeure. Les ouvriers n'ont rien à gagner dans cette course à la carotte, même si - et Ford l'avait remarqué en son temps - la spécialisation des tâches amènent une rationalisation naturelle de la part de l'ouvrier sans même l'implication d'un contremaître. Non, ils n'ont rien à gagner puisque cette optimisation perpétuelle du travail amène de perpétuelles restructurations et autres dégraissages humains, que ce soit au sein de l'usine même ou dans l'ensemble d'un secteur. Ainsi, la direction organise, au travers de cette optimisation productive, la concurrence entre les travailleurs et programme de la même façon leur défaite. Cette loi de la compétitivité - qu'on utilise aussi pour les sportifs - met dos à dos ceux qui ont les mêmes intérêts, à savoir avoir suffisamment de salaire pour subsister. Dans cette exaltation de l'individualisme, c'est une société du chacun pour soi et seul contre tous qui s'organise sans contrepartie.


Si la concurrence entre travailleurs est finalement perçue comme une logique antiouvrière, ce n'est vraiment pas la seule caractéristique qui les relègue au rang de capital variable et flexible. Au-delà de la concurrence, il y a bien sûr l'augmentation des cadences. Cette optimisation conduit paradoxalement à moins de travail dans un secteur mais génère à concentrer le plus possible le travail. Nous connaissons désormais tous les impacts de l'augmentation des cadences sur la psychologie avec l'aliénation, sur le physique avec les accidents du travail et les troubles musculo-squelettiques. Ces optimisations pèsent sur la vie de millions de personnes.


Sur un plan plus théorique, le travailleur subit trois formes de dépossession de son travail. Historiquement, le capitalisme dépossède le travailleur de son droit à la propriété sur le travail qu'il produit. Cette dépossession conduit à ce qu'il perçoive certes un salaire mais surtout qu'il génère une plus-value, autrement dit une valeur marginale supplémentaire au coût de production. Cette plus-value est le fantôme du capital mais c'est surtout un vol pour le salarié qui subit une autre dépossession. En effet, l'opérateur est dépossédé de la production. Admettons par exemple que le travailleur ait accédé à une forme de propriété sociale, une coopérative par exemple. Le travailleur a beau être mieux payé en rapport avec ce qu'il produit mais ce n'est pas pour autant qu'il a un droit de regard sur la qualité et la quantité de ce qu'il produit puisque sa coopérative est en concurrence avec d'autres formes de propriété et d'autres productions. Rien de ce qu'il produit n'est en rapport avec les besoins réels de la population. En revanche, il est soumis au marché. S'il a le souhait de continuer à travailler, il doit être porté par la concurrence dans sa volonté de produire (plus ou moins) de sorte à être compétitif. Ce qui nous conduit à une troisième dépossession de manière interdépendante : l'opérateur est dépossédé aussi du rythme auquel il produit du fait de sa spécialisation autrement dit de la division du travail. De là, nous rejoignons les processus d'optimisation déjà cités.


Dans le sobre documentaire sur les cadres de la fonction publique (SNCF, EDF-GDF, Police, Air France, France Télécom...) intitulé "Ouvrons les placards", il est fait une analogie de l'existence des travailleurs avec... un tabouret. Un tabouret tient grâce à ses trois pieds : l'un serait la profession, puis un autre l'environnement social, nos relations, et enfin, le dernier serait la famille. Il suffit que l'un de ses pieds soit retiré au tabouret pour que le travailleur assis dessus se casse la nénette. Plus de relations sociales, divorces parfois, suicides égoïstes forment un cercle vicieux. Et bien souvent, c'est l'emploi via des combines de placards, via le découragement induit, via les licenciements, qui fait défaut.


Ces dépossessions ont fait perdre à tous les travailleurs le goût du métier partout où les logiques capitalistes passent, que ce soit sous le régime soviétique ou sous le régime des dictatures démocratiques des marchés et de la croissance. Partout où le Capital passe, les déprédations sur l'humanité sont innombrables et délétères. Il conduit à un monde qui se divise et qui en se divisant se retrouve toujours plus pris à la gorge avec l'inéluctabilité des crises avec des cycles de moins en moins réguliers.


Parce que le capitalisme conduit à créer ses propres ennemis par le truchement des attaques incessantes sur le travail, il est généré dans nos sociétés post-industrielles une idéologie propre à ce fonctionnement. Cette idéologie enjoint la propagande et développe des méthodes toutes aussi rationnelles dans la gestion des conflits. C'est par conséquent une idéologie de la crise permanente, avec son cortège de mépris, avec sa décadence pour tous. Seulement, nous ne sommes en rien responsables des crises répétitives, pas plus nous le sommes quand l'austérité se profile à l'horizon à quelque niveau que ce soit, national, européen ou international ! Nous ne sommes pas non plus responsables des plans keynésiens de relance destinés à des échecs à moyen terme dans un système aussi poussif.


Bientôt, nous connaîtrons un nouvel essor de l'idéologie de la crise permanente. Encore un. Et encore un. Le prochain se fera en douceur en même temps qu'il organisera une paupérisation digne du XIXème siècle. Il ne faut pas faire un énorme effort de prospection pour observer ce qui se déroule actuellement. Les syndicats complaisants avec la soi-disant gauche au pouvoir négocient avec les employeurs. Ce ne sont plus des syndicats depuis bien longtemps mais des fusibles pour la colère des travailleurs. Avant les élections de 2012, le patronat avait en tête sa prochaine corrida : la fin pure et simple du CDI. Une fin en douceur, dégradée. La disparition du CDI de sorte qu'aucun contrat à l'avenir ne présentera une sécurité pour le devenir du travailleur. Evidemment, tout un chacun pense que cela soulèverait des peuples entiers, indignés par ce qu'ils considèrent comme un acquis. Et bien, c'est plus pervers. Les syndicats sont les premiers au courant que le CDI deviendra un contrat difficile à respecter pour le travailleur. On vous fera croire que ce n'est plus adapté à notre époque ! On inventera des CDI de mission et de projet qui ne sont rien de plus que des CDD en puissance ! Par exemple, lorsqu'un travailleur est embauché en CDI dans l'usine Renault, Peugeot ou Toyota, il peut être amené selon les fluctuations de la production à travailler dans d'autres usines en France... Et je sais que c'est le cas dans le tertiaire aussi ! Ce type de conditions au CDI fait du travailleur bien plus qu'il n'est ; il devient soldat, un âne plein d'abnégation, un humain contraint à délaisser sa vie privée pour sa vie professionnelle.


Nous signons là sans doute une quatrième et cinquième dépossession : le travailleur ne possède plus sa vie sociale et privée (à condition que sa santé ne soit pas déjà esquintée - hors les TMS, au 45 000 travailleurs -, à condition aussi que le travailleur ait la chance d'une vie de famille avec des horaires de nuit - 3.5 millions de travailleurs - ou avec le travail le dimanche - 8 millions de travailleurs). Sa vie extérieure et, très souvent, son apparence physique doivent correspondre aux desiderata du patronat.
Et encore, aux conditions de contrats impossibles à tenir s'ajoutent la précarité et le manque de visibilité sur l'avenir. Le travailleur de demain ne possédera plus son futur, sa projection et ce sera une norme. Une norme qu'on pensait réservée aux intérimaires.


Si le documentaire nous apprend ces choses et qu'on peut les analyser à loisir, il nous laisse bien seul avec les considérations des intellectuels. Que faire de ces constats ? Il n'en dit rien. Et quand bien même il provoque l'indignation, il ne popularise pas les objectifs à tenir pour que les travailleurs puissent re-posséder le travail ainsi que leur conscience de classe. Pourtant ces objectifs sont simples et violents pour la bourgeoisie : expropriation, collectivisation, contrôles des comptes, lever du secret bancaire, interdiction de tous les licenciements... Parce qu'il est des choses que nous ne pouvons pas laisser être monnayées, à savoir notre survie. Ce documentaire de Viallet, un homme pourtant marqué par Chris Marker, laisse en suspens cette colère amassée au cours du visionnage et ne défait pas les illusions sur ce système quelle que soit la forme qu'il revêt.


Par contre, j'excuse ce documentaire sur un point précis : il peut paraître inadapté, ainsi qu'il paraît dans cette analyse, inadapté dans la mesure où il ne considère pas l'élément structurel majeur qui est apparu depuis les années 70 : la tertiarisation de la société productive. Je l'excuse car, même si le toyotisme par exemple n'est pas le fait d'un call center en open space, les considérations sur le travail, et plus spécifiquement sur la perte de valeur travail, sur la dépossession, sur l'optimisation sont, traits pour trait, les mêmes.


Si la protection des populations ne devrait pas être laissée aux mains des militaires, l'économie ne devrait pas non plus être laissée aux mains des capitalistes !

Andy-Capet
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le 13 févr. 2013

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