Après le vertige du temps qui donna des Sueurs froides à James Stewart, le vertige des grands espaces. La Mort aux trousses entraîne Cary Grant à révéler son personnage à lui-même.


Il est d'abord Roger Thornhill pris dans le flot des Temps Modernes, et celui de sa verve, tournant en rond autour du "O" de son nom, à vide, écartelé entre sa secrétaire, son job sur Madison Avenue, et son incontournable maman. Le début du film nous donne l'impression de prendre un train en marche ( à l'origine il n'était pas prévu de générique, afin de plonger encore davantage le spectateur dans ce maelstrom cauchemardesque) quand sa trajectoire croise celle d'espions qui le prennent pour un autre.


Premier quiproquo d'une longue série de leurres et faux-semblants, au bord de rendre fou notre Tintin en Amérique, le film à la trajectoire shakespearienne très I'm but mad North-Northwest est un vertige de lignes droites, courbes et obliques qui va le conduire de New York au Mont Rushmore, direction nord-nord ouest, comme les Pionniers autrefois partirent à la conquête du Far West, formidable scène de faux duel de Western au milieu de nul part, ces Grands Plaines où notre héros prisonnier de ces lignes qui convergent à cet endroit, carrefour de sa vie et de sa mort, trouve enfin le chemin de sa Re-naissance. "On a deux vies, et la deuxième commence quand on se rend compte qu’on n’en a qu’une."


Avant il aura été cet Impossible monsieur bébé, précipité dans un cauchemar kafkaiën refusant obstinément d'avouer ce dont on l' accuse d'être, ce Georges Kaplan qu'il poursuivra vainement comme on court après son ombre.
D'enfant s'entêtant à ne pas vouloir jouer le jeu, il devient l' adolescent qui pique sa crise faisant ainsi bifurquer le film du côté de la screw ball comedy non sans avoir été d'abord soûlé à mort et précipité vers ce vide avec lequel il va flirter jusqu'à la fin.
Sauf qu' Hitchcock remplace l'habituel couple bancal qui s'envoie piques et épines (thorn) par celui improbable du grand dadais qui veut faire tourner en bourrique sa môman, celle-ci rendant les armes en une scène mémorable où elle consent enfin à entrer dans son jeu, croire en sa vérité, contre un billet de cinquante dollars ! ( Les femmes ne seraient-elles donc que des créatures vénales au fond ?)


Un dernier coup de fil, et le nœud œdipien est définitivement coupé par une superbe blonde qui lui fait un gringue pas possible lui qui n'est pas un homme facile. Hitchcock s'amuse ici avec le code Hays, garant de la vertu des films américains depuis 1934, comme il l'avait déjà fait dans les Enchainés, se permettant en une scène prodigieuse d'exposer au grand jour ses fantasmes fétichistes, les mains de Cary Grant s'interdisant de caresser la chevelure d' Eva Marie Saint.


A ce stade du tournage, l' acteur s’inquiéta auprès du maître que le spectateur ne comprenne rien à cette histoire ce à quoi celui-ci lui rétorqua de sa voix pateline, que c'était justement la raison pour laquelle cela ferait un grand film... C'est que ce n 'est plus de son âge ces enfantillages, il a cinquante cinq ans, et d'ailleurs refusera trois ans plus tard d'endosser le rôle taillé pour lui du premier James Bond contre le Docteur No...


Hitchcock semble d'ailleurs prendre un malin plaisir à martyriser son Cary, à le faire courir comme jamais, le recouvrir d'un défoliant pour mieux le ridiculiser ensuite, obligé de se mettre en caleçon dans la chambre de sa belle sans pouvoir coucher avec, quel supplice! Il le prépare à sa mue quand il découvre la vérité sur ses pouvoirs de séduction et sur la Femme. De leurre elle devient obscur objet de désir, trophée exhibé dans une salle de vente aux enchères, doublement humiliée par son amant dépité et son propriétaire dont ses viles mains lui caressent le cou de la même façon qu'elles pourraient l' étrangler.

Thornhill joue une dernière fois son rôle d'enfant capricieux dans un sommet de comédie absurde qui lui sauve la peau,"persévérez, la prochaine fois vous m'aurez". Le film bascule alors vers le thriller tendu, nerveux, au bord de sombrer dans le précipice.

Seule demeure encore, en "film conducteur", cette manie du faux-semblant, cette idée géniale du faux assassinat de Kaplan bouclant la boucle du parcours initiatique de Roger Thornhill. Le premier meurt pour permettre au second d' accomplir son destin, rompre les chaines qui faisait de lui le pantin du Professeur, le Metteur en scène de ce film mise en abyme permanent. Fini les moulins à bras de matamore picaresque, notre grand dégingandé tendance pré-chiraquienne
qui tenait la mort à distance de son humour so british se meut en fauve, se bat, risque tout, vainc ses phobies pour reconquérir, sauver sa dulcinée en apothéose finale, et le terriblement maniaque Hitchcock de réparer par la même occasion l' erreur de la cinquième colonne où il faisait chuter le salaud du haut de la Statue de la Liberté.


L'architecture toute en géométrie, aérée, moderne et en transparence, de l' immeuble des Nations Unies à la maison inspirée du style Franck Lloyd Wright en passant par la gare de New York et la cafétéria du Mont Rushmore, n'est qu'un trompe l' œil de plus magnifié par le technicolor et la Vista Vision, à l'intérieur duquel notre héros figure la condition humaine,
minuscule petit point s'enfuyant vu du haut du toit, scène saisissante de beauté picturale.


A chaque fois que la caméra surplombe son héros, elle nous suggère sa peur, son malaise par cette sensation physique de vertige. Le diable se niche aussi dans les détails de cette paire de lunettes de soleil sensée dissimuler Roger Thornhill au regard des autres et qui en réalité l' aveugle.


Son montage allie tempo du Verbe et des images en un dialogue étourdissant, la musique joue sur la corde sensible de nos tourments, un fondu enchaîné furtif en dit plus que de longs discours sur le cauchemar que vit notre héros, le charisme froidement onctueux de James Mason fait contrepoint à la classe juvénile de Cary Grant. Alors que tout dans ce film respire la quête de perfection et de symboles signifiants, du générique à la scène finale ultime pied de nez à la censure, il est troublant d'entendre le secrétaire de Vandamm clamer qu'il se méfie du trop parfait,troublant de voir ce terrible raté ayant échappé au Maître, en arrière-plan de la scène du coup de feu, un enfant attablé se boucher les oreilles par anticipation puis surjouer la surprise...Comme si le film était miné de l' intérieur par sa peur de l' imperfection, du détail qui révélerait toute l'étendue de la corruption humaine qu'il entend dissimuler.


Film condensé de ses talents et films précédents ( ce plan dans le train qui suggère une femme disparaît), métaphore du cinéma et de son cinéma, mise en abyme permanente sans jamais chuter, il est le triomphe d'un petit garçon devenu grand, d'un pantin devenu libre, d'un homme qui a vaincu des peurs.


Dans son film suivant, Hitchcock se libère enfin lui aussi des chaînes de la censure qui l' étouffe, en décidant de nous confronter aux désirs, à ses pulsions, sa peur/désir des femmes. Fini de jouer, le voilà prêt à la noirceur sans rémission. A plonger dans la psyché malade d'un enfant devenu monstre. **Psychose. **Et vous?

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le 13 déc. 2017

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PhyleasFogg

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