Moins d’un an après l’échec du 15:17 POUR PARIS, Clint Eastwood efface l’ardoise avec LA MULE, son premier film depuis GRAN TORINO dans lequel il apparaît à la fois devant et derrière la caméra. Testamentaire et espiègle, le film joue la carte du pur plaisir cinématographique couplé à une introspection vertigineuse. Avec une vraie gourmandise pour la comédie, le cinéaste prouve, à 88 ans, qu’il n’a rien perdu de son acuité.


Après avoir repassé le thème de l’héroïsme par divers bouts de la lorgnette avec plus (AMERICAN SNIPER, SULLY) ou moins (le LE 15:17 POUR PARIS) de réussite, Clint Eastwood confirme avec LA MULE son goût pour les histoires « vraies », biopics purs et durs ou, comme ici, librement inspirées de faits réels. A 88 ans, le dernier des géants d’un Hollywood achevé dont il ne reste que les vestiges, revient pour la première fois comme acteur depuis l’anecdotique UNE NOUVELLE CHANCE (2012) de son ami Robert Lorentz.


De fait, il faut surtout remonter à GRAN TORINO (2009) pour le retrouver à la fois devant et derrière la caméra. Et s’il marquait brillamment la fin d’un archétype patiemment construit au fil d’une carrière totalement sous contrôle, le voir ici revenir dans la peau d’un vieux grigou en déréliction ne manque pas de panache.


Voici donc l’histoire édifiante d’Earl Stone (Leo Sharp dans la réalité), ancien combattant de la guerre de Corée, horticulteur hors pairs, beau-parleur et joyeux drille. Pourtant, derrière cette image de papy cool et avenant se cache un homme au sommet du déceptif qui aura sacrifié sa famille pour sa passion des fleurs.


Mais lorsque sa petite entreprise fait faillite, Earl est rendu à lui-même. Seul. Sa femme l’a quitté depuis longtemps, sa fille ne lui parle plus et seule sa petite-fille l’adore encore. C’est d’ailleurs lors des fiançailles de cette dernière qu’il se voit proposer un travail de chauffeur. En réalité, il deviendra une « mule », un passeur de drogue, pour un cartel mexicain. Ni vu, ni connu. Insoupçonnable. Et gagner de quoi recoller les morceaux d’une vie patiemment mise en pièces. Avant qu’il ne soit trop tard.


Le script écrit par Nick Schenk (déjà à l’œuvre sur GRAN TORINO) offre à Clint Eastwood le nécessaire pour triturer ses grandes obsessions et d’une certaine manière, les deux films se répondent. Walt Kowalski était un ancien combattant (lui aussi) à la fois irascible et raciste alors qu’Earl Stone joue ici un homme affable, goguenard, dragueur et la punchine facile. Un dinosaure anachronique capable de dire des choses en dehors du politiquement correct mais toujours enclin à aider les autres.


Le corps usé, fragile, chancelant, sculpté au marteau et au burin, Clint Eastwood livre une prestation sans filtre où les échos autobiographiques abondent. Que sa propre fille, Alison Eastwood, joue ici celle qui ne lui pardonne ni son absence, ni ses écarts de conduite, pousse un peu plus loin cette envie de se raconter à travers la fiction. Même si l’acteur affirme s’être avant tout inspiré de son grand-père pour camper ce personnage plein de vitalité, le film distille de nombreux thèmes décortiqués dans sa filmographie : les regrets, le désenchantement et surtout cette idée d’héritage, de transmission qui irrigue le film sans sentimentalisme.



“On pense toujours qu’on a le temps. Peut-être qu’on l’a, peut-être
pas.” Clint Eastwood



La scène, fameuse, entre le vieil horticulteur et l’agent de la D.E.A. Colin Bates (Bradley Cooper, autre héritier cinématographique) n’est d’ailleurs pas sans rappeler celle déjà présente dans LES PLEINS POUVOIRS (1996) où le cambrioleur Walter Whitney interprété par Clint Eastwood, discutait sur un ton badin avec l’inspecteur Seth Frank (Ed Harris). Au-delà d’un dialogue qui porte ici sur la famille, c’est bien l’homme qui se livre, face caméra. Amertume, remords, le réalisateur dépasse la simple fiction pour toucher à l’introspection, la confession. Quitte à briser le quatrième mur avec ce regard fatigué mais déterminé qui en dit long.


Brodé sur des fils dramatiques sans surprises, LA MULE s’avère paradoxalement plutôt badin, aux contours comiques (le grotesque du chef mafieux, les séquences avec les filles). Comme souvent chez Eastwood, les clichés sont détournés, rebattus, mais les zones d’ombres restent, cette fois-ci filmées avec éclat. La photo de Yves Bélanger (fidèle de Jean-Marc Vallée) n’est pas étrangère à cette ambiance qui n’accentue jamais cette lumière mortifère qui pouvait envelopper ses derniers films.


Nous suivons Earl sur les routes désertées d’une americana poussiéreuse, poussé par le goût des choses simples. Des noix de Pécan, de la musique jazz, un bon sandwich, Earl laisse rouler le bon temps et profite de la vie qui lui reste, en homme sage bien que peu avisé. On pense à HONKYTONK MAN et aux maîtres qui l’ont toujours inspirés, de Hawks à Wellman. Le cinéaste joue sur les ambiances, sur ce quotidien banal, répétitif, pas toujours reluisant mais avec une absolue sincérité, sans jamais parier sur la facilité de son sujet.


Le réalisateur n’a alors aucun mal à trimbaler le spectateur avec un enthousiasme débordant. La malice est là mais le regard critique jamais très loin comme en témoigne cette scène étonnante d’arrestation qui expose en quelques secondes la problématique des bavures policières et la terreur qu’elle peut engendrer. Qu’on ne s’y trompe pas, la trajectoire est mélancolique et tragique dans tout ce qu’elle a d’inévitable. Mais quel bonheur de retrouver un Clint Eastwood détaché de toute obligation, imprévisible et qui prend un malin plaisir à camper ce personnage…


Et si la temporalité du scénario s’avère discutable dans sa dernière partie, LA MULE parvient à sortir de son inertie programmatique dès qu’on le regarde par le prisme de son auteur. Il entre dès lors dans une autre dimension. Car le film n’est pas tant crépusculaire que possiblement testamentaire… Il n’y a guère de doute qu’en rouvrant sa boîte à malice, Clint Eastwood aura voulu ajouter lui-même un chapitre significatif à sa légende sans présumer qu’il puisse s’agir du dernier. Un acte de foi dans son art, à l’image d’un John Huston ombre tutélaire que le réalisateur interpréta à l’écran (CHASSEUR BLANC, CŒUR NOIR). Ce dernier avait clos son incroyable carrière avec GENS DE DUBLIN (The Dead, 1984) écrit par son fils et interprété par sa fille, lui aussi. Un grand film.


À son image, lors de la sortie de IMPITOYABLE, il y a 27 ans, Clint Eastwood évoquait déjà ce dernier comme un parfait exemple de conclusion. Une vingtaine de films plus tard, et quelques monuments en route, LA MULE a tous les traits, tirés, plissés, creusés, bouleversants, d’une parfaite coda cinématographique. Chapeau l’artiste.


Cyrille DELANLSSAYS


https://www.leblogducinema.com/critiques/critiques-films/la-mule-un-film-testamentaire-et-espiegle-critique-874314/

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le 25 janv. 2019

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