Un petit cru Eastwoodien sauvé par la confusion entre le personnage et son interprète

Bien sûr, il y a l'oeuvre crépusculaire indissociable de l'homme et c'est sans doute la plus grande force de l'âme qui habite "La Mule". N'hésitant pas à faire à nouveau de son physique vieillissant une composante essentielle du film, Clint Eastwood semble se mettre à nu une ultime fois devant sa propre caméra, conscient que les faiblesses et les rides dues à son grand âge sont peut-être le moyen le plus direct d'incarner les cicatrices existentielles de son personnage Earl, un retraité fauché devenu une mule pour le compte de narcotrafiquants mexicains. À travers lui, il y a bien entendu cette idée d'une génération rendue obsolète par une société moderne avec laquelle elle ne peut plus être en phase, Earl en est d'ailleurs mis à la marge par sa faillite financière face aux avancées technologiques et prend une revanche sur elle en lui retournant ce statut d'invisibilité sociale avec son nouveau "métier", mais il y a aussi et surtout la destinée d'un homme qui a préféré la liberté que lui offrait sa renommée professionnelle au détriment de sa vie familiale.
Présentée d'emblée par une rupture définitive avec sa fille (Alison Eastwood) dont il rate volontairement le mariage, cette fuite perpétuelle vis-à-vis de l'intimité de ses proches en arriverait dangereusement à son point de non-retour s'il n'y avait pas la remise en cause d'un personnage désormais conscient du peu de temps qu'il lui reste à vivre pour réparer les dégâts. Au contraire d'un "Gran Torino" où Eastwood mêlait la question de l'âge à un dernier tour de rodéo de l'éternel redresseur de torts inséparable de son oeuvre, "La Mule", lui, se centre sur l'homme se voyant arriver aux portes de la mort avec un bilan dont il ne peut se satisfaire et qui décide d'embrasser une extrémité invraisemblable dans le simple but de se rapprocher de la part la plus importante -mais ignorée jusqu'alors- de sa vie. "La famille avant tout", ce simple mantra sera maintes fois répété comme une boussole vers la rédemption obligatoire des derniers instants d'un long-métrage peut-être encore un peu plus personnel que les autres à cause de la confusion sciemment entretenue entre la figure vieillissante devant et derrière la caméra. L'aversion pour les nouvelles technologies, un indécrottable regard bourré de clichés racistes, une langue bien pendue, la volonté de réparer le lien père/fille (une thématique redondante de la filmographie d'Eastwood), utiliser les rouages d'un monde qui ne tourne plus rond pour démontrer la nécessité d'un retour à l'essentiel... Impossible de distinguer vraiment les contours du personnage de ceux de son interprète et cela ne rend "La Mule" que plus touchant grâce à cette impression de voir un monument du septième art dans une dernière virée lardée de clins d'oeil à sa filmographie comme pour en essorer un dernier message de retour aux fondamentaux de l'existence humaine. D'ailleurs, si l'on s'en tenait à ce seul discours testimonial, on pourrait considérer "La Mule" comme une incontestable réussite... Mais il ne saurait camoufler à lui seul les facilités d'un long-métrage qui va finalement et bizarrement s'avérer des plus balisés.


On ne saurait se prononcer sur ce qui est vrai ou faux dans "La Mule" par rapport à la véritable histoire de Leo Sharp qui a inspiré Clint Eastwood mais ce qui en ressort à l'écran frise trop souvent l'invraisemblable pour être véritablement crédible. De la manière succincte dont est abordé Earl pour devenir une mule au détour d'une discussion avec un inconnu (il ne s'inquiète même pas d'une telle personne parmi l'entourage de sa petite-fille), en passant par un cartel mexicain parfois aussi bisounours qu'hyper-violent pour se saboter lui-même, jusqu'à des agents de la DEA en planque pour retrouver le pick-up d'Earl dans un motel sans penser à vérifier les plaques des véhicules garés sur le parking de l'établissement, "La Mule" passe par un lot incroyable de raccourcis pour sauvegarder le plus longtemps possible son héros des menaces extérieures avant l'aboutissement de sa quête.
Cette impression de facilité se ressent aussi par un casting qui ne prend absolument aucun risque car la plupart des interprètes du film se retrouvent dans des rôles qui leur collent déjà à la peau. Outre Clint Eastwood et ses tics indéboulonnables, Bradley Cooper devient encore une fois le pendant jeune du cinéaste par l'intermédiaire d'un personnage qui poursuit la même voie que son aîné, Michael Peňa joue une fois de plus le rôle de l'acolyte sympa, Andy Garcia se caricature en chef de cartel, Laurence Fishburne est de nouveau un chef qui approuve tous les actes de ses subordonnés in fine lors de scènes de bureau parfaitement inutiles, Clifton Collins Jr nous refait le coup de la tête brûlée incontrôlable, la redondance de Robert LaSardo et de ses multiples tatouages dans la peau d'un énième gangster mexicain en provoquerait presque l'hilarité et Dianne West en épouse blessée rappelle d'autres compositions bien plus majeures de l'actrice. Tout ce petit monde paraît se répéter dangereusement dans des personnages dont les contours sont autant connus par eux-mêmes que par les spectateurs et, même de ce point de vue, Clint Eastwood en pâtit quelque part.
On ne s'étendra pas sur le caractère polémique du personnage public mais le bonhomme en vient quand même à conforter sa vision raciste en la transformant (sous couvert de dénonciation) en solution pour sortir d'une situation inextricable face à un policier, certains y verront la revendication de sa liberté de ton mais, tel un vieil oncle aux idées bien arrêtées pendant un repas de famille, Clint Eastwood se révèle bien embarrassant sur ce plan tout comme lorsqu'il met en lumière le côté volage de son personnage en filmant des postérieurs de jeunes femmes à une soirée avec l'oeil un brin pervers de cet oncle gênant.
Et puis, surtout, le récit de "La Mule" est téléphoné de A à Z et n'offre aucune surprise dans son déroulement vers la rédemption de son héros. Comme on l'a rappelé, le portrait de Clint Eastwood qui se dessine en creux tout au long du film a beau être une force mais il repose sur un tel nombre de couleuvres à avaler dans une route à sens unique et surlignée au marqueur par ce simpliste "La famille avant tout" déjà évoqué que cela en vient finalement à étouffer toute tentative de faire jaillir une émotion bien réelle lors des derniers instants qui auraient dû être un feu d'artifice sur ce plan.
Une des ultimes phrases prononcées par la fille de Clint/Earl -"Au moins, on saura où tu es comme ça !"- sonnera d'ailleurs comme un aveu d'échec de ce point de vue au niveau l'écriture : alors qu'elle se voudrait penser comme un ultime sourire sur la relation chaotique avec son père, la réplique s'entendra plutôt comme une sorte d'absurdité cruelle et incapable de traduire toute l'ampleur des sentiments désormais apaisés que ce final voudrait nous transmettre...


L'émotion véhiculée par le regard d'un Clint Eastwood dans une de ses dernières odyssées cinématographiques est bien présente mais, si on prend le temps de dissiper le brouillard artificiel qu'elle provoque sur le long-métrage, force est de constater qu'il ne reste plus qu'un film aux ressorts bien trop faciles et loin d'être à la hauteur de l'intelligence des oeuvres les plus éminentes du cinéaste. On va maintenant espérer que "La Mule" ne représente pas son seul testament filmique car il est loin d'être à la hauteur de l'immense héritage que le metteur en scène et acteur a sans doute encore à nous transmettre.

RedArrow
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le 1 févr. 2019

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