Lorsque la mise en scène d’un film épouse à la perfection son propos, on peut d’ores et déjà parler d’un mariage heureux. Mais il arrive que la forme transcende le fond, d’une telle force que le sujet du film s’efface presque, au profit de l’émotion pure, brut, universelle. L’exercice est d’autant plus appréciable quand il s’intéresse à la religion : le film, d’une beauté intrinsèque, revête alors lui-même des caractères divins, là où on aurait pu seulement y voir une glorification aux airs d’endoctrinement. Il fallait bien un cinéaste comme Dreyer pour magnifier le mythe de Jeanne d’Arc, où il est moins question du personnage que de la passion qu’il génère, dépassant ainsi le postulat nationaliste rance qui l’entoure aujourd’hui.


Dernier film muet du réalisateur, le métrage nous revient d’ailleurs d’entre les morts : victime à deux reprises d’incendies qui dilapidèrent les dernières précieuses traces de pellicules, il fut miraculeusement retrouvé dans un hôpital psychiatrique à Oslo dans les années 80. Une renaissance qu’on peut curieusement mettre en parallèle avec le destin de Jeanne, qui par-delà son immolation est devenue un symbole millénaire. Depuis restauré, le film retrouve une seconde jeunesse, et je dois dire que sa projection sur grand écran accompagnée d’un orgue pour le festival du film de La Rochelle n’a fait que conforter mes conditions de visionnage. La plongée fascinatoire est quasi-instantanée : dès les premières minutes les rapports de force sont posés, le dispositif formel déployé. Il va s’agir de confronter l’immaculée Jeanne à ses juges et bourreaux ecclésiastiques, en misant tout sur les gros plans.


La lutte est alors organique, viscérale : les traits fins et androgynes de Jeanne troublent par une tristesse infinie, ponctuée par de nombreuses et sublimes larmes. En face d’elle, les prêtres trépignent, hurlent, grimacent, crachent, tordent leurs visages par des mimiques proprement monstrueuses, pour mieux succomber au charme ensorceleur de la pucelle d’Orléans. Dans cette optique les gros plans et la restauration apportent une sensualité dévorante : chaque détail du visage, plis, soubresaut, veine des yeux, regards enflammés, marquent la pellicule avec une authenticité profonde. Le film, prévu à l’origine parlant, est pourtant d’autant plus pertinent sans voix : seules parlent les expressions, dans un art théâtral dont la grandiloquence lyrique charme de bout en bout, tout en instaurant une pudeur foudroyante. Il serait d’ailleurs réducteur de ne vanter que les gros plans de Dreyer : par des montages alternés, cuts et panoramiques frénétiques, caméras renversées, il traduit une hystérie morbide, non pas celle de Jeanne dont le seul moment de faiblesse sera un aveu forcé pour mieux s’en repentir, mais celle d’une Eglise au fanatisme sans limite, totalitaire, et d’une foule cathartique qui se révolte de la sentence.


C’est bien une atmosphère de mort qui règne dans « La Passion de Jeanne d’Arc », une mort belle et tragique, vécue pour Jeanne comme une délivrance, pour l’Eglise comme une expiation, et pour le peuple comme une hécatombe. Ce procès n’est pas seulement filmé comme un affrontement idéologique et spirituel : il invoque les fantômes d’une intolérance aveugle, opposé à un lâcher prise charnel dans la mort, à travers la fumée, les larmes et le sang. Près de 90 ans plus tard, la virtuosité de mise en scène sondant l’âme humaine en rapprochant la caméra au plus près des corps nourrit toujours le tragique et l’effroyable : « Le Fils de Saul » en témoigne.


Ma critique du "Fils de Saul" : http://www.senscritique.com/film/Le_Fils_de_Saul/critique/59488696

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le 3 juil. 2016

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Marius Jouanny

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