Ma réaction devant La Pianiste est assez symptomatique du changement de ma relation au cinéma. Longtemps, j'ai tout passé au septième art, cherchant fébrilement à travers sa force sensitive et émotionnelle un pouvoir de vérité intrinsèque. Proche du credo, mon approche typiquement cinéphile d'un long-métrage lui prêtait par avance une légitimité inaliénable, comme si le cinéma pouvait sublimer tout sujet, et portait en lui un pouvoir alchimique qui reconstituait la part indicible de la vie. Cette forme de superstition servile et adolescente a vécu ; le cinéma n'est qu'un medium, et il ne parle pas de lui-même si un artiste véritable n'interroge pas son élan créateur à travers le langage qu'il offre.


Ces derniers mots, s'ils y ressemblent, n'ont rien d'une charge contre Michael Haneke, que je déteste sans doute encore moins que je l'aime. En soi son film, certes pervers et désespéré, ne m'est en rien antipathique, et je le trouve même assez crédible si on l'ausculte à l'aide de la psychologie. Dérangeant par moments, il n'a rien non plus d'ennuyeux mais ce que je lui reproche est simple ; jamais il ne répond à la question de sa propre utilité, de la profondeur réelle de ce qu'il a à offrir.


En effet, La Pianiste se cantonne en substance au portrait d'une névrosée. En ce sens, le film s'empare déjà d'un rôle qui devrait être échu à la littérature psychologique, tout au plus à un documentaire. Comme tout long-métrage à peu près décent, il se propose certes de dépasser cette fonction discursive pour entrer dans le champ de l'émotion, et une catégorie pléthorique de films avec laquelle j'ai vraiment de plus en plus de mal ; la grande famille de l'art maladif. Qu'il soit directement cathartique (auquel cas il ne peut vous parler que si vous-mêmes avez vos parts de névroses) ou fébrilement répulsif, dégueulant de compassion envers la souffrance d'autrui comme pour mieux la mettre à distance et s'assurer de sa propre santé, cet art ne se suffit pas à lui-même.


Certes, il donne parfois à sentir par ses déformations, comme en s'en arrachant, le visage véritable de la nature humaine dépouillée des barrières protectrices de l'âme (ici, le pouvoir de contagion d'une névrose, la trivialité du sexe), comme le faisaient Artaud ou Cioran. Mais cet intérêt, là encore, n'est que purement descriptif ou intellectuel ; si à chaque fois qu'ils lèvent un voile sur ce que nous sommes, des films de ce genre accèdent à une émotion (dégoût, peur, mélancolie...), la nature pessimiste d'une telle émotion la fige aussitôt dans les rets de la mort, et en vide tout contenu.


Si cette émotion ne vit pas, si les personnages se figent sitôt qu'on en dévoile les fractures, c'est je l'ai dit à cause de la nature psychologique, c'est-à-dire particulière, du récit proposé. Toute cette frange moderne d'un art dévitalisé doit son impuissance à marquer et à parler en profondeur de sa fuite du général vers le particulier, son exclusion du fatum et l'autisme auquel il doit sa construction. Sans généralisation suffisante, sans tendance à l'archétype et vers ce qui se trouve en-deçà de la surface de nos vies, on en revient trop vite aux limites d'une existence individuelle prisonnière de possibilités infimes, et le personnage dont l'errance m'est contée, très vite, ne me dit plus rien sur moi-même.


Il y a une tension sous la nature dissécable de la vie. Cette force unificatrice, qui donne son mouvement à l'existence et y intègre chacun des éléments disparates dont l'observation donnait à Camus son sentiment de l'absurde, c'est cela que j'aimerais qu'on me donne à voir (un peu comme le Bergman de Cris et Chuchotements relançait de justesse le désir de la vie entre deux coups de boutoir dépressifs).


Le cinéma trouve sa plus belle expression quand il exprime un vertige, qu'il oblige l'âme à se mouvoir entre ses certitudes les plus assurées et l'inquiétude opposée. C'est là d'ailleurs tout le pouvoir de la Foi qu'elle est sans cesse réanimée par un doute. Encore trop cantonné à un vain et amorphe savoir sur la vie, jamais vraiment relancé par une mise en danger de sa belle mécanique, écrit à l'avance avec la froideur d'un calcul, La Pianiste n'a en tout cas rien de durablement marquant.

Kloden
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le 23 oct. 2017

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Kloden

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