Sa virtuosité esthétique nous amènerait presque à éluder la question de fond qui nous taraude devant La Planète sauvage : de qui parle-t-on ? D’(H)O(h)m(mes), de Draags, d’Ygam et de Terr(e). L’ambiguïté linguistique est, bien évidemment, volontaire. Mais la véritable inconnue du film culte de René Laloux (et dans une moindre mesure de Roland Topor, ne l’oublions pas), c’est sa temporalité. De la science-fiction ? De l’histoire-fiction ? Où se situe La Planète sauvage ? Dans un lointain futur, dans un lointain passé ? Dans une future préhistoire ? C’est une thématique qui hante les récits de Stefan Wul, auteur d’Ohms en série dont La Planète sauvage est adapté : ce retour à la primitivité, comme une évidence fataliste à laquelle l’humanité ne pourra échapper, si l’on en croit le cours du monde.


De qui parle-t-on ? La Planète sauvage sort en 1973. Paradigme soviétique, paradigme nixonien ; la Guerre d’Algérie s’est terminée il y a dix ans, Martin Luther King est mort il y en a cinq. Nous parle-t-on de racisme, de colonialisme ? Les Ohms sont des êtres inférieurs que les Draags utilisent pour leur amusement – quasi-immortels, ils les écrasent comme des insectes et ne prêtent guère d’attention à leur existence. Cette intolérance infondée, cette supériorité divine arbitraire, c’est le prétexte de Laloux et Topor : celui qui les justifie auprès de Cannes, celui qui solidifie leur présence dans les manuels scolaires. Mais ce serait comprendre fondamentalement de travers La Planète sauvage que d’en faire un pamphlet socio-politique engagé ; ce serait réduire considérablement sa richesse infinie que de la traduire – comme aiment pourtant à l’interpréter de nombreuses analyses contemporaines – en une simple allégorie. Car avant de faire des Hommes des Ohms, d’inverser les rôles et de nous mettre face à nos contradictions comportementales en révélant un rapport à l’autre troublé, universel et pourtant si spécifique, La Planète sauvage n’est pas uniquement l’histoire d’une guerre, c’est aussi l’histoire, très justement, d’une planète.
Une planète pour une biodiversité, une biodiversité pour un univers. Draags comme Ohms, les ordres de grandeurs perdent de leur sens : le temps n’est plus que relatif, même les puissants trichent leur pouvoir. Et qu’est donc une guerre sinon la transition d’un état vers un autre ? La Planète sauvage, c’est la grande aventure du changement, de la métamorphose, de l’inconnu et de la mouvance des espèces. La Planète sauvage, c’est la grande histoire du monde : celle des héros qu’on oublie, celle des petites épopées de légende et des visages qui se succèdent, celle des masses de morts et des crimes impunis, celle des grands bouleversements et des rebellions. C’est un récit de sang, d’orgueil, de civilisations qui s’écroulent, d’autres qui renaissent – d’une qui fut et d’une autre qui sera. La Planète sauvage c’est cette galerie d’animaux étranges, quasi-monstrueux, qui gobent et qui écrasent en silence l’activité qui les entoure – de cet imaginaire mythologique nait une sensation d’impuissance : qu’est-on face à cette force destructrice de la nature ? Non seulement celle des dinosaures et de la mégafaune, celle des cataclysmes et des catastrophes, mais aussi et surtout celle du temps colossal : qu’est-on face à un milliard d’années, aux grandes extinctions et aux billions d’êtres ? Nos semblables, oui – nos ennemis, évidemment. Mais l’univers tout entier ? Est-ce de la sagesse que de penser pouvoir le contrôler ?


Cette science-fiction si spécifique de Wul, celle d’une Histoire qui dépasse de loin l’Homme, c’est elle qui fait de La Planète sauvage un récit si exotique. Et quoi de mieux que l’approche surréaliste de Laloux pour en singer le fourmillement esthétique, pictural et descriptif ? Car quoi de mieux que l’improbable pour illustrer l’inconnu ? Tout semble si étranger dans La Planète sauvage qu’on n’y cherche même pas une autre logique que celle que l’on connait bien : la différence et son rejet. Alors que derrière les fous de pouvoir se cache la faune d’un cosmos inexploré. Difficile de ne pas y voir un terrifiant et glaçant aveu d’humilité.

Vivienn
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le 30 mai 2020

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