Au départ, un cinéaste mégalomane adoubé par Hollywood qui se lance dans une entreprise démesurée. A l’arrivée, un naufrage critique et financier qui sonne le glas du Nouvel Hollywood. L’intensité dramatique et les rebondissements inhérents à la création de La porte du paradis ont suscité autant (voire davantage) de commentaires que le film lui-même.
Après le choc de la découverte en salles en février dernier, revoir le film en Blu-Ray dans d'excellentes conditions permet de porter un regard plus riche sur ce monument: l'essence de la démarche de Cimino m'est apparu de manière plus évidente qu'à la première vision, où j'étais bien trop émerveillé par la proposition plastique pour saisir toutes les richesses insoupçonnées de la narration.

Selon les dires de Cimino, avec La porte du paradis, il ne s’agissait pas tant d’une volonté de déconstruire un mythe que d’un constat factuel, simple et implacable : les Etats-Unis sont, comme toute société, un système de classes, avec ses rapports de domination, ses injustices et ses rêves avortés de changement. N’en déplaise à M. Cimino, sa démarche reste éminemment critique une fois replacée dans son contexte : son film réduit à néant, et de manière définitive, une vision idéaliste (déjà mise à mal depuis une dizaine d’années) de l’Amérique comme terre d’accueil pour tous, ce que semblent confirmer les libertés prises par le cinéaste envers les événements historiques relatés (en accentuant l’implication du gouvernement américain dans le massacre). Cette dualité d’une nation américaine qui s’édifie sur l’extermination de populations indésirables réactive inévitablement le spectre des origines de l’Amérique: « Ce n’est pas comme les Indiens. Vous ne pourrez pas tous les tuer », assène Billy en plein milieu de la bataille. La guerre du comté de Johnson est le symptôme d'un bégaiement de l’Histoire, condamnée à répéter les mêmes erreurs.

La porte du paradis déploie avec maestria tout l’attirail du film à grand spectacle : mouvements de caméra virtuoses, reconstitution historique criante de vérité, scènes de foule, attrait pour les paysages, lyrisme de la musique. Cimino atteint ici les plus hautes cimes de son talent, s'appuyant sur la beauté immédiate des lieux et des environnements dans lesquels il pose sa caméra, pour en tirer toute la puissance d’évocation. La porte du paradis est un film profondément ancré dans la matière, à l’image de ses personnages, retenus à la terre par la boue, la vue obstruée par la poussière et la fumée des trains. Mais Cimino est un romantique, et les paysages ouvrent le film à des perspectives plus spirituelles. Il y a quelque chose d’élégiaque dans la manière dont le cinéaste compose ces toiles de fond montagneuses et ces cieux majestueux qui surplombent le tumulte des hommes, comme symbole d’un horizon à jamais inaccessible, mirage d’une échappée qui se dérobe définitivement à la destinée humaine. En cela, La porte du paradis s’affirme comme l'étendard d’un cinéma profondément proche des hommes (Cimino aime filmer les visages et les individus autant que les rituels communautaires - en digne héritier de Ford, il filme l’élan humaniste de la célébration avec une ferveur sans égale -) tout en restant lucide sur l’inanité de leur sort face à l’infini du monde (fabuleux plan où Averill, à l’issue de la bataille, disparaît dans l’immensité du paysage à la faveur d’un zoom arrière). Le travail sonore aussi n’est pas en reste : quand Averill arrive à Casper, le tumulte de la vie est retranscrit avec une extraordinaire intensité. On ne voit pas seulement la ville, on est forcé à y entrer de plein pied. Du long de ses 3h40, La porte du paradis est un recueil de scènes inoubliables. Parmi la multitude, je n'en mentionnerai qu'une: l’assassinat du chef de gare sur la pente d’une colline verdoyante, avec ce panorama fabuleux à l’arrière-plan. Rarement le génie visuel de Cimino n’aura atteint un tel point d’incandescence.

La porte du paradis fonctionne à deux vitesses, appliquant à une démarche profondément américaine une sensibilité presque européenne. La veine épique, sans cesse réaffirmée par l’ampleur des moyens et la suprématie de la mise en scène, y est comme dévitalisée de l’intérieur par sa dimension intimiste. Non pas que l’intime aille à l’encontre de l’épique (le second va rarement sans le premier), mais la manière dont Cimino en use a de quoi dérouter : l’incertitude des sentiments d’Ella (partagée entre deux hommes), les personnalités opaques que sont Nate Champion et James Averill (la froideur distante du premier, l’ambiguïté du second, leur relation d’amitié/admiration laissée à l’état d’esquisse) créent une sorte de fouillis en apparence plutôt vain. Ce minimalisme presque confus des rapports humains imprègne le récit, dilatant la narration comme si Cimino voulait retenir ses personnages le plus longtemps possible du sort tragique qui les attend. Aussi, la dimension programmatique et inexorable de cette issue fatale est rendue d’autant plus prégnante qu’elle est sans cesse retardée (il se déroule plus de deux heures entre le moment de la décision du massacre et l’arrivée des cavaliers). Dans cette volonté de freiner les enjeux majeurs du récit se révèle l’humaniste déchirant d’une épopée à hauteur d’homme: ici, pas de valeureux guerriers ni de cow-boys héroïques avec démonstration de courage et de puissance à la clef, mais une poignée d’hommes et de femmes emplis de doute, insouciants ou désabusés, qui portent les stigmates d’un passé flou, et se retrouvent confrontés à des événements qui les dépassent. Dans cette expansion inhabituelle de l’intime se décèle la véritable nature du film de Cimino, à savoir que l’épique et l’argument historique ne sont fondamentalement que le prétexte à une méditation sur la fuite inexorable du temps, et le regret qui en résulte. Au-delà d’un troisième acte plein de mélancolie, c’est sur toute la partie centrale du film que plane l’ombre de l’inéluctable. Chaque plan est hanté par ce hors-champ terrifiant qui n’en finit plus de s’annoncer (l’arrivée des tueurs), circonscrit par la certitude de la précarité d’un bonheur présent destiné à prendre fin dans le sang et les larmes. Dès le premier acte, Billy, le personnage joué par John Hurt, révèle la démarche au cœur de La porte du paradis : à la fin de la cérémonie de remise des diplômes à Harvard, les yeux embués de larmes et d’alcool, son expression se fige dans une sorte d’immobilité mélancolique, comme si ce qu’il était entrain de vivre appartenait déjà au passé, annonçant à son camarade : « C’est fini, James. Tu te rends compte ? ». Et que penser de ces raccords incroyablement brutaux entre les différentes époques, sinon qu’ils renforcent cette vision d’un temps qui s’échappe, encore et toujours ? Il suffit d’un cut, simple et net, qui aspire des pans entiers de la vie des personnages, pour faire des sauts dans le temps de près de vingt années.

Si l’élan communautaire de Voyage au bout de l'enfer permettait un ultime sursaut d’espoir (les personnages et l’Amérique se relevaient de concert), La porte du paradis enterre définitivement le rêve américain (en même temps que, triste ironie du sort, il enterre tout un pan du cinéma américain lui-même). Mais dans sa lucidité mélancolique, le film va plus loin encore : davantage que la foi en l’Amérique, c’est la foi en la vie qui s’est perdue. Dans le confort mortuaire d’un yacht dérivant sur d’impassibles flots, emmuré dans sa solitude et le regard embué de regrets, James Averill se remémore les aventures, les batailles et les amours exaltés de jadis. C’est d’une tristesse insondable, et ça vous marque à jamais.
CableHogue
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le 31 déc. 2013

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