Le choc encaissé devant les apparitions stridentes, brumeuses et labyrinthiques de l’anxiogène Don’t look now se réitère face à cet objet, étrange magma sonore aux images renversantes, sous forme de conte initiatique déboussolé, qu’on n’a guère fini de décortiquer, et dont on pourra apprécier les multiples pistes, digérer les collages déjantés, la dramaturgie débridée. Film hors norme, arpenteur solitaire ; Démesure totale, informe, psychédélique née d’un esprit fou : celui de Nicolas Roeg.


 Si l’espace utilisé (le bush australien) et le nombre réduits de personnages (Trois, seulement) appelle linéarité et naturalisme, Roeg instaure, de par son passé de monteur / chef opérateur une construction hallucinante, jouant du medium avec autant d’inserts, tailles de plans, répétitions, saccades qu’il dispose tout en gardant une cohérence à la fois formelle et narrative rendant la réussite aussi singulière que miraculeuse. A ce titre, le bestiaire insolite est probablement le plus fourni de l’histoire du cinéma.
Les images introductives se situent en ville mais de la ville nous ne verrons que des irruptions brèves, des jambes, des visages, des routes, des buildings. C’est Koyaanisqatsi, une dizaine d’années plus tôt. D’autant que l’enrobage musical de John Barry et ses structures anguleuses, cauchemardesques achèvent d’en faire une immersion dans les entrailles de l’aliénation urbaine. Un immeuble blanc apporte une douce et froide rupture. Dans sa cour, une piscine, des enfants y plongent. De son appartement, un père les observe, muet.
Dans la seconde suivante, ce même homme, ces mêmes enfants sont dans une voiture en plein désert. On va rejouer le semblant de bonheur qui apparaissait plus tôt en ville. Cette fois la cassure sera violente, soudaine. Le découpage saisit des regards, un attirail de pique-nique, un rocher, un pistolet à eau, une bombonne d’essence. Il se passe quelque chose d’aussi étrange que le sera l’introduction de Don’t look now, à la fois prévisible et effroyable. Une angoisse inexplicablement insoutenable. Un montage d’une force aussi inouïe que le drame qui se noue, nous propulse ailleurs, loin des affres de la folie. C’est autre chose qui va se jouer, dorénavant.
Le désert se déploie à l’infini, incandescent, la chaleur est accablante, les peaux se calcinent, l’eau manque. C’est une étrange rencontre qui relance le film en son entier. Une image, qui se reflète d’emblée dans les yeux azur de l’adolescente : Un aborigène descend les dunes et traque le lézard à la lance. Il est en plein Walkabout, rituel initiatique consistant en l’errance solitaire dans les grandes étendues avant d’être considéré adulte par sa communauté et pouvoir rejoindre le corps familial.
Ils ne parlent pas la même langue mais vont parvenir à se comprendre ou du moins à vivre ensemble sans se comprendre, l’adolescente et son petit frère en rejetant chaque jour un peu de leur civilisation : les uniformes tombent, les peaux servent de supports picturaux, les corps parviennent à se mouvoir et devenir complice de l’espace, aussi dangereux soit-il ; Le fait qu’elle se dénude entièrement (sublime séquence dans la crique) renforce l’idée qu’elle se libère de sa condition et de sa jeunesse. Tandis que l’aborigène semble perdre son endurance de survie à leur contact, allume machinalement le poste radio qu’ils ont rapporté in extremis dans leurs bagages et se rapproche de l’adolescente, éprouve du désir.
Lorsqu’ils se retrouvent dans une maison abandonnée, c’est tout le processus de déracinement qui rattrape l’aborigène, influencé par son désir de civilisation, de fonder une famille et sa douleur de voir une chasse de blancs « pour le plaisir » le priver de son déjeuner. Il faut voir comment Roeg insère cela dans son récit, via des montages syncopés d’une audace folle, violente et précise. Tout le film joue finalement moins sur le caractère purement initiatique du livre de James Vance Marshall qu’il adapte (dans lequel les enfants se retrouvaient en plein désert après un accident d’avion) que sur les affres de la société occidentale, dans le prologue, le final, les inserts diverses (Courte : Un boucher hâchant sa viande ; Longue : Des scientifiques zieutant une femme de façon malsaine) et plus simplement, le suicide du père.
Il s’agit de rejouer la création. Et d’y échouer. Il n’y a pourtant pas de message pro aborigène (Ni de véritable hymne à la nature, tant celle-ci, soleil brulant aidant, montre un visage monstrueux) ni aucune complaisance pour l’un ou l’autre des modes de vie. Ce n’est pas un hasard si le découpage d’une proie est entrecoupé d’un boucher en action. C’est que la similitude, même éloignée dans son dispositif rituel est trop archaïque pour offrir une vision convenable du monde. Si l’aborigène préfère en mourir (Il effectue sa danse de mort juste après avoir été précédé par les chasseurs blancs) c’est probablement parce qu’il a compris l’absurdité du fonctionnement du monde.
JanosValuska
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le 16 oct. 2016

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JanosValuska

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