Si je mets de côté le moyen métrage une Partie de Campagne, vu sur le pouce au cours d’une lecture des nouvelles de Maupassant, c’est avec la Règle du Jeu que je me suis aventuré dans l’œuvre de Jean Renoir. Ma culture cinématographique trop lacunaire, je n’ai pu appréhender cette œuvre qu’avec mon bagage à disposition, en la confrontant avec le Mariage de Figaro, l’incontournable comédie de Beaumarchais. Cette comparaison filée de deux œuvres que j’affectionne au même titre, si limitée soit-elle, a eu pour mérite de relever quelques-unes des tensions animant le métrage auquel je venais d’assister.


Certes, il faut commencer par signaler que le rapprochement est évident : le Mariage de Figaro est ouvertement cité en épigraphe. Au-delà de l’hommage, Renoir convoque la pièce de théâtre pour mettre en lumière le parallèle entre l’écriture de Beaumarchais et la sienne.
Toutes deux partagent la même vivacité et le même naturel dans les dialogues, en créant avec brio un grand nombre de personnages dont les intrigues s’entrelacent. Très simple et badine, la comédie met le spectateur à son aise ; ce dernier n’attend pas de de grand événement qui dénouerait, d’un seul coup, tous les petits drames bénins qui se jouent sur scène. Et par cette même humilité de propos, Beaumarchais comme Renoir font s’avancer sur les planches, côte à côte, maîtres et valets.


La citation, toutefois, ne suffit pas. Renoir est brillant dans sa retranscription cinématographique ; s’entend par là une adaptation sur un support privilégiant le mouvement – jusqu’ici un art partagé avec le metteur en scène de théâtre – mais impliquant encore la capture de cette chorégraphie dans un cadre.
Ce dernier est d’abord organisateur de l’image. Dans les jeux de regards, ou les effets de miroirs entre deux couples évoluant sur plusieurs plans, il dépasse souvent le sens des mots et donne aux scènes un relief plus grand.
Aux tableaux structurés, Renoir adjoint de longs passages tout en mouvements fluides, d’une étonnante modernité. Les plans-séquence de disputes dans les couloirs, dans lesquels la caméra vole d’une chambre à l’autre, se retournant violemment pour capter l’origine d’un cri, sont enivrants. Plus inquiétante, la scène de chasse, où de longs travellings étirent l’espace, brossent l’étendue de la forêt pour en chasser le gibier, jusqu’au brutal point final du coup de feu. Cette maîtrise technique est des plus réjouissantes.


Pour pousser encore la confrontation, j’avance la phrase-clé du Mariage : « En faveur du badinage / Faites grâce à la raison. » Renoir ne s’y rattache pas directement ; plutôt, il fait mine de s’y opposer radicalement, en déclarant ne pas avoir l’audace de faire là une étude de mœurs, dès l’écran-titre. Il faut bien entendu le comprendre dans le sens opposé, mais une nuance, à mon sens, persiste.
Les badinages de Renoir ne font que très rarement de place aux piques acerbes et généralisantes que l’on peut à plusieurs reprises trouver dans la bouche de Figaro (« Qu'avez-vous fait pour tant de biens ? Vous vous êtes donné la peine de naître, et rien de plus. » V, 3). Tout au contraire, la Règle du Jeu reste toujours à l’échelle de son seul événement, dans un rythme qui ne permet ni le repos ni le recueillement de ses personnages, ni une digression de la part de l’auteur. Ce n’est bien qu’avant que la partie soit ouverte, ainsi qu’au moment exact où elle prend fin, que les dialogues renouent avec un rythme plus lent, tant dans leur sonorité que dans les thèmes qu’ils abordent. C’est là qu’est invoqué le drame, exalté encore par son contraste avec l’euphorie, mais pas plombant.
La satire sociétale existe bel et bien, mais elle m’a semblé de loin moins cynique que celle de Beaumarchais, et, quand elle se fait sentencieuse, elle reste empreinte d’une forte affection et d’une grande compréhension pour ceux qu’elle condamne, auxquels le film, de tout son long, a accroché le spectateur.


De très nombreux personnages sont en effet dotés d’un relief suffisant pour créer la compassion (et si certains, en somme assez rares, en sont totalement dénués, c’est en réponse aux impératifs du genre).
Reste cette fausse note : il n’est accordé à aucun des personnages féminins le droit de s’extirper d’un portrait sommaire – les excursions de la caméra auprès de Geneviève de Marras en Diane Chasseresse demeurant peu convaincantes, en cela qu’elles ne sont que supposées lever autour d’elle une aura de charme exotique. Leurs peintures restent ternes à côté des nuances douces-ardentes de celles du marquis de la Cheyniest, de Marceau, de Schumacher, ou encore et surtout, d’Octave, pitre magnifique joué par Renoir en personne, et dont la complexité émouvante m’échappe encore en grande part.


Peut-être peu représentatif du reste de la filmographie de Renoir – je n’en sais à ce jour rien – la Règle du Jeu, abordé un peu au hasard, aura entièrement emporté mon enthousiasme, amusé et ému par ses côtés vieux-jeu, convaincu par sa modernité de réalisation et de propos.
Propos sur lequel je n’ai pas su attarder ma première analyse… à suivre.

Verv20
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le 23 nov. 2018

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