« C'est l'histoire de tout le monde... »

https://youtu.be/ECr1aLZH7lo


La Ronde est peut-être le film le plus connu de Max Ophüls : il signe avant tout son grand retour en France, après son exil américain en 1940 ; il réunit ensuite un casting ahurissant (Simone Signoret, Serge Reggiani, Danielle Darrieux, Simone Simon, etc.) ; il obtient, enfin, le BAFTA du meilleur film en 1952. Adapté de la pièce d’Arthur Schnitzler, La Ronde est on ne peut plus théâtral. Par sa thématique d’abord : l’amour impossible, frustré et en fuite, entre une ribambelle de personnages qui aiment tous quelqu’un de différent, sans être aimé en retour. On se croirait chez Racine, à la façon d’Andromaque ; la politique, l’héroïsme et le tragique en moins, le comique et la légèreté en plus. Mais non sans une touche de cynisme – nous y reviendrons. Les décors, puis l’unité de lieu et de temps de chaque saynète, eux aussi, relèvent du théâtre. Mais Ophüls ne fait pas du théâtre : il fait du cinéma. Et le montage, ainsi que sa caméra, briseront codes et unités pour jouir de toutes les possibilités du médium : faire voyager dans le temps et l’espace en une simple transition, voire au cours d’un même travelling, en seulement quelques pas ; créer l’illusion, la magie, et suspendre l’incrédulité.



Jeux d’illusionniste



En ce sens, la scène d’introduction est tout simplement magistrale. De manière générale, ce sont l’ouverture et la fermeture, ainsi que les transitions entre chaque histoire, qui font la saveur et la virtuosité de La Ronde. C’est au cours de celles-ci que le rôle phare du conteur, narrateur-prestidigitateur et double du cinéaste, déploie son arsenal poétique et philosophique. Incarné avec une élégance aristocratique par Anton Walbrook, à la fois bienveillant et malicieux, guidant les personnages autant qu’il s’amuse à le perdre, il fait inévitablement penser au chat de Cheshire des Aventures d’Alice au pays des merveilles de Lewis Carroll. Comme lui, il s’immisce dans chaque tableau, fondu dans le décor, déguisé pour mieux interagir avec les passants et s’assurer du bon déroulement de sa mise en scène. Lors de l’ouverture, donc, il s’adresse directement au spectateur tout en déambulant d’une scène de théâtre à des décors en carton-pâte autour desquels sont visibles projecteurs, perches et câbles en tous genres. Il questionne son rapport à l’image, à la narration, à la vérité et la fiction, et lui annonce le tour de magie à venir – et le destin de ses personnages, marionnettes qu’il animera tour à tour.



« Et moi, qui suis-je dans cette histoire ? […] Je suis l’incarnation de votre désir ; de votre désir de tout connaître. Les hommes ne connaissent jamais qu’une partie de la réalité. Et pourquoi ? Parce qu’ils ne voient qu’un seul aspect des choses… Moi, je les vois tous, parce que je vois en rond ! »



Pour mettre en scène cette ronde annoncée, Ophüls fait preuve d’une double virtuosité : virtuosité de la caméra et virtuosité de la dramaturgie. L’on passe ainsi du point de vue d’un personnage à un autre, le premier s’évanouissant à l’arrivée du deuxième, pour une constante impression paradoxale de fluidité et de fragmentation : là où le conteur annonce chaque nouvelle saynète à venir, ouvrant et clôturant ses sous-récits – parfois même aidé d’un clap de réalisateur de cinéma –, les personnages, eux, demeurent en perpétuelle transition entre deux mondes, assurant leur continuité. Comme si l’amour, ou tout simplement la vie sentimentale, qui se balade de personnage en personnage, de scène en scène, transcendait toute tentative cinématographique de rupture (jusqu’à une scène de mise en abîme où le conteur découpe une bobine de film, au motif de la censure). Toutes les saynètes ne sont pas d’égale qualité, rythmiquement et en termes d’écriture. Certaines paraissent trop vite expédiées quand d’autres s’étalent un peu en longueur. Mais c’est, dans l’ensemble, remarquablement homogène dans l’excellence.



L’amour, toujours



Pour animer la ronde, pour faire fonctionner la machinerie du carrousel, une seule huile : l’amour. L’amour est comme une énergie indépendante et volatile qui traverse, un par un, ces pantins incapables de la retenir. Se dessine alors une double gradation : à l’ascension sociale que les personnages successifs permettent (de la prostituée à l’aristocratie) répond parallèlement une ascension dans l’intensité et la complexité du sentiment amoureux. De la simple passe nocturne au flirt d’un soir au bal du coin, avant l’adultère, la fascination, l’ennui, la vie de couple, etc. Les responsabilités des personnages sont de plus en plus lourdes, mais le résultat demeure le même : tous recherchent la nouveauté aux dépens de la pérennité. Triomphent ainsi le plaisir charnel, la jouissance, le désir, l’interdit, le secret, le libertinage, le romantisme désabusé, sur la stabilité de la cellule maritale.


Des choses très modernes, en somme. En effet, ce ne sont, à peu de choses près, que des couples impromptus qui s’adonnent aux plaisirs de la chair dans des lieux tout aussi inopportuns. Mais rien n’est jamais montré, bien sûr. Là n’est pas l’intérêt. Et ces ellipses suggèrent d’autant plus la vacuité de l’acte sexuel pour ces êtres dont la satisfaction des corps ne fait qu’insatisfaire un peu plus les cœurs. Parfois, Ophüls montre clairement que désirs et fantasmes prennent le pas sur l’amour pur et véritable, et la clé de sa dramaturgie se trouve dans l’éternel décalage qui sépare ses personnages, tel un gouffre infranchissable. Dans chaque scène, le plus « ancien » (c’est-à-dire, celui déjà présent dans la scène précédente), voué à disparaître, est toujours celui qui vit le moment avec le plus de passion, quand l’autre est encore plein de retenu, fantomatique. Ce dernier ne vit jamais vraiment l’instant, et semble perpétuellement attiré vers l’extérieur, vers la scène suivante – avant de devenir, à son tour, le personnage délaissé par le nouveau venu, ayant alors pris sa place d’insatisfait sur le départ. Et ainsi de suite. Le soldat délaisse la prostituée pour la femme de chambre, le jeune homme délaisse la femme de chambre pour la femme mariée, etc., etc. De cette ronde infernale émerge un sentiment d’éternelle frustration, et une vision assez noire des relations humaines : un même moment n’est jamais vécu avec autant d’intensité par deux personnes, l’amour n’est jamais réciproque, et chaque individu s’épuise dans cette fuite en avant circulaire. Et lorsqu’un amour semble fonctionner – entre le jeune homme et la femme mariée, par exemple –, le carrousel du conteur s’enraye, la ronde se brise, le cycle éternel des sentiments humains se fige. Que faut-il en conclure de la vision du cinéaste ? Est-ce là une conception cynique de l’amour ? Un parti-pris à double-tranchant qui fait d’un côté la poésie douce-amère du métrage et de l’autre sa limite émotionnelle, notamment vis-à-vis des personnages qui sonnent parfois un peu creux, car, par essence, « de passage ». Mais il n’y a que sur les chefs-d’œuvres qu’il est possible de pinailler de la sorte, rassurons-nous.


Dans cette comédie d’une légèreté confondante, Ophüls constate l’évanescence des sentiments. Le monde en marche est un monde où l’amour arrive et passe, surgit au détour d’une ruelle et claque la porte sans crier gare. Pas de temps pour la stabilité, pas de temps pour les seconds rendez-vous, pas de retrouvailles, pas de retour en arrière ni d’arrêt sur le présent. Dans Jules & Jim de Truffaut, Jeanne Moreau chantait « Le tourbillon de la vie » ; dans La Ronde d’Ophüls, le conteur chante le cycle des saisons, de l’eau et de la nature. Un éternel retour où les âmes errent en s’accrochant à des sentiments sans prise, et où les transitions, les irrémédiables passages et renouvellements, sont les véritables moments présents dont nous ne savons que trop peu profiter – et où se niche l’amour dans sa simplicité et sa vérité.


[Article à retrouver sur Le Mag du ciné]

Créée

le 27 mars 2020

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Jules

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