D'ordinaire, le paysage post-apocalyptique sied particulièrement bien aux films d'action, aux thrillers angoissants ou aux films d'horreur morbides. Et par surcroît, le dénuement brut qu'il procure peut être particulièrement propice pour poser des questions philosophiques fondamentales : en effet, dans un monde où le vernis de la civilisation s'est estompé, que reste-t-il de l'Homme ? Quelle est sa nature profonde ?
Est-il comme le décrit Hobbes un loup pour ses semblables, qui sans la puissance totalitaire et protectrice de l'Etat laisse aussitôt libre cours à ses plus bas instincts et relance une guerre de tous contre tous ?
Est-il, au contraire, à l'état de nature un "bon sauvage", dont Rousseau dit qu'il naît bon mais dont l'âme, "par l'altération successive de sa bonté originelle" est corrompue par la société ?


"La Route" aborde cette question anthropologique dans une atmosphère extrêmement sombre et angoissante. Suite à une apocalypse dont on ne sait rien, laissant un monde quasiment sans vie, livré aux cendres et au chaos - les rares survivants étant de potentiels barbares cannibales -, un père et son fils parcourent une route désertée, vers le sud, dans l'espérance d'un salut qu'on peine à imaginer.
Dans cet univers dévasté où tout ne semble plus être que souffrance - faim, froid, fatigue et insécurité permanents - , la question du sens de la survie se pose au point que la voie du suicide est choisie par certains, dont la propre mère de l'enfant. Pourtant, tenus par ce lien de sang, le père et le fils tiennent et avancent.
Ils se font chacun le gardien de l'autre. Le fils est protégé par son père, qui veille sur lui nuit et jour. L'homme lui, précisément, tient cette force de vie de son fils, qui en l'établissant père lui donne une raison de subsister et lutter pour plus grand que lui : sa descendance, et par elle la possibilité de la conservation de l'humanité.
Un combat non pas seulement pour la survie, mais la vie. Il s'agit à la fois de sauver le corps mais aussi l'âme ; de rester coûte que coûte, comme ils le disent, "des gentils". C'est la question fondamentale que pose le film : que vaut de rester vivant si cette vie n'est plus que biologique - se nourrir, trouver un toit où dormir - ?
Dans cette perspective de fin du monde, l'essentiel de ce qui constitue l'humanité n'est plus une évidence et doit être préservé par le père : prendre soin du plus faible, le chérir, le faire grandir et même, aux rares occasions qui leur sont données, sauver les derniers rituels pourtant banals du quotidien : mettre la table, célébrer un repas partagé avec un beau vêtement, prendre le temps du coucher, de l'hygiène élémentaire... L'homme, parfois rattrapé par l'innocence du regard de son enfant, reste un être spirituel et échappe à la bestialité des "méchants".


Ainsi, quand tout ce qui faisait communauté entre les hommes semble avoir disparu, la famille, figure tribale la plus élémentaire, réapparait lumineusement comme le premier foyer : ce lieu où, comme disent les protagonistes, la flamme brûle encore.


Alors, que manquerait-il à "La Route" pour être un chef d'œuvre ? A mon sens, quitte à prendre ce parti de la réflexion philosophique, le film aurait gagné à l'assumer encore davantage. Les scènes les plus morbides - la scène de la cave nous emmène droit dans la Géhenne… - ne sont pas inutiles au propos puisqu'elles alimentent plutôt bien le sentiment pesant de désespérance. Était-il pour autant besoin d'exhiber tant d'horreur ? A l'inverse, n'y aurait-il pas eu plus à exprimer dans les scènes sobrement tendres entre le père et le fils ? Frustration, également, lors de la scène de découverte du scarabée, enfin coloré aux milieu des cendres éternelles, symbole d'une phusis toujours renaissante et proliférante, esquivée un peu rapidement à mon goût. Enfin, si la photographie et la mise en scène m'ont semblé très réussies, j'ai trouvé la musique plutôt banale et pas au niveau du propos du film ; elle aurait pour le coup mieux convenu à un "Resident Evil" ou "World War Z".
Étrangement, m'est venu le parallèle avec "Les Harmonies Werckmeister" de Béla Tarr, pourtant d'un style bien différent mais présentant quelques similarités puisqu'on pourrait qualifier son genre de drame "pré-apocalyptique". Dans certaines scènes bouleversantes de son film, Béla Tarr parvient de façon à mon avis mieux réussie à montrer qu'au milieu du chaos et l'horreur, subsistent encore quelques bribes d'humanité ou de merveilles de la Création qui, même défigurées, méritent encore qu'on lutte pour la Vie.
Malgré ces quelques frustrations qui laissent au film un ton un peu trop sombre à mon goût, "La Route" est une œuvre puissante et compte à mes yeux parmi les plus belles réussites de ce genre cinématographique.

Wlade
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le 20 nov. 2020

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