Jubilatoire liberté que celle des temps premiers : La sorcellerie à travers les âges est une œuvre assez inclassable, à mi-chemin entre le documentaire et l’exercice de style, qui entreprend de traiter du sujet ô combien fertile des sorcières, de leur folklore et de la place que la société leur a accordée.


Le ton se veut au départ résolument didactique : il s’agit de proposer un regard diachronique sur le sujet, à grand renforts de gravures ancestrales sur lesquelles une baguette indique avec un dynamique professorale les points saillants. Le cours d’histoire remplit plusieurs fonctions : il permet un recul insistant sur les « croyances naïves » des temps anciens, qui voient les femmes recourir à une magie de pacotille pour séduire ou bricoler des sorts contraceptifs, mais met aussi au jour la « peste spirituelle » de l’inquisition au Moyen-Age, et la manière dont le fanatisme religieux a rendu la population paranoïaque, délatrice et terrorisée. Deux monstruosités s’opposent : celle, très littéraire, du monde occulte et l’autre, bien plus pragmatique mais non moins effrayante, de la torture organisée pour obtenir des aveux. Benjamin Christensen documente largement cette pratique en montrant les divers objets imaginés, allant jusqu’à des démonstrations où des corps sont associés aux instruments dans des images troublantes qui semblent annoncer ce que pourra être l’érotisme sadomasochiste. La critique de la bigoterie et du système fallacieux des méthodes de torture est très nette, d’autant qu’elle sera opposée, dans une dernière partie, à l’éloge de la médecine qui traite désormais avec bienveillance le nouveau nom donné aux symptômes typiquement féminins, à savoir l’hystérie. Un siècle après la sortie du film, on peut évidemment nous aussi qualifier de naïves ces théories encore très mal dégrossies, mais force est de constater que les temps ont changé.


Mais l’intérêt profond du film se fait à la marge de sa dimension documentaire. Car Christensen, au-delà des gravures et de l’imagerie parvenue des siècles passés, ambitionne de mettre cet art nouveau qu’est le cinéma au service d’une mise en mouvement de ce monde caché. Danses possédées, rituels mêlant bestiaire effrayant et ingrédients repoussants, activités blasphématoires vont donc alimenter de larges séquences superbement éclairées et qui firent largement sensation en leur temps, puisque le film fut censuré pour torture et nudité. La fascination est totale pour ces portraits qui jouent d’une véritable ambivalence : censés illustrer des superstitions risibles, ils sont en réalités d’une puissante sensualité, et d’un soin appliqué dans la reconstitution des fantasmes ou pulsions morbides. On pense évidemment au travail d’un Bosch ou d’un Callot, et c’est clairement cette densité esthétique qui permet au film de traverser lui aussi les âges, contemplant avec distance et jubilation les mondes fertiles de l’imaginaire.

Sergent_Pepper

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