Jungfrukällan fait directement suite à Ansiktet (Le Visage), et clôt ainsi ce qui forme une sorte de trilogie du suédois (avec Det Sjunde Inseglet), dont la continuité tient autant du contexte historique que d'un certain attachement à la thématique de la morale religieuse.
L’œuvre marque tout d'abord le début de la collaboration de Bergman avec Sven Nykvist, dont la photographie, beaucoup plus naturelle et moins expressionniste que celle de son prédécesseur (Gunnar Fischer), s'avèrera ici tout bonnement sublime. D'ailleurs, à sa découverte tardive en ce début du 21ème siècle par vôtre serviteur, force est de constater que la source n'a pas pris une ride :
L'image est d'une propreté et d'une expressivité sans pareille; les plans généreux du suédois s'attardent, sans jamais s'endormir, sur les clairières lumineuses où s'étend le domaine familial, à pic de vallée, avec la dense forêt de pins qui s'étend en arrière-plan jusqu'à perte de vue.
Forêt dans laquelle nos protagonistes ne tarderont pas à s'enfoncer, et où, loin du réconfortant foyer familial où crépite un feu rendu docile, coule un torrent que nul ne maîtrise et dont notre jeune ingénue, Karin (Birgitta Petersson), doit atteindre la source. Cette forêt, c'est le repaire encore sauvage de la mystique païenne, à une époque où le christianisme est encore en lutte pour instaurer sa suprématie. Et nos protagonistes ne tarderont pas à rencontrer Odin, que l'on reconnaîtra à son œil borgne et ses corbeaux, et qu'Ingeri, la sœur adoptive de Karin, envers qui elle nourrit une jalousie farouche, aura convoqué plutôt à l'aide d'un rite propitiatoire.
Les évènements qui suivront feront intervenir des larrons dont la laideur, l'indigence et la mesquinerie crasse, terrible de par sa vérisimilitude, contraste affreusement avec l'innocence virginale de la jouvencelle qu'ils finiront par souiller.
Cette violente discordance est une façon de souligner l'opposition entre une amoralité païenne en adéquation avec une nature humaine définie par ses conflits, ses ambivalences, ses contingences triviales, et une morale chrétienne construite autour d'impératifs inatteignables, mais qui permettent à l'homme de se surpasser, tout en étant constamment tiraillé par le déni de ses inclinations carnassières.
La moralité est-elle un luxe de grand bourgeois ?
Ou est-ce plutôt le maintien d'idéaux inaccessibles et l'application d'une morale stoïque qui rendit possible les accomplissement architecturaux, démographiques et organisationnels de la civilisation chrétienne, et lui permit de surpasser les modèles qui lui précédaient ?
Quoi qu'il en soit, on retiendra, à l'issue de ce visionnage, la beauté et la puissance évocatrice de cette fable qui parvient à réhabiliter -indifféremment à une quelconque forme de déterminisme spirituel ou divin- la sacralité d'une certaine forme d'innocence nécessairement imparfaite et nécessairement idéalisée, mais éloquente toutefois, et la vulgarité ignoble d'une certaine forme de bassesse humaine, qui pourrait pourtant paraître compréhensible et dont on saurait dresser l'étiologie sociale, mais qu'on ne saurait jamais excuser.
Une façon de ressusciter, dans un monde désenchanté, une certaine forme de lutte du bien contre le mal, des lumières contre les ténèbres.