C'est sans fin. Depuis que le monde est monde. Pour un bout de bidoche, un endroit pour dormir ou la voix tonnante d'un quelconque Messie.
Cette goutte de sang inépuisable qui perle depuis des siècles sur notre beau caillou bleu.
Le sauvage et éternel recommencement de la bêtise comme une malédiction chevillée à la nature humaine.
La guerre comme une fatalité, la triste finalité d'un simple désaccord. Un bout de champ placé du mauvais côté de la route, un caprice de prince ou une querelle de vocabulaire autour d'un bout de pain, (consubstantiation ou transsubstantiation ? Telle est la question.) et tout dégénère.

Cette violence qui traverse les âges, immuable, broyant les hommes et les donnant à manger aux manuels d'Histoire.

C'est sous un ciel noir, dans un paysage de feu et de flammes, perdu dans un de ces moments d'histoire plein de bruits et de fureur, qu'apparaît Vogel (Omar Sharif tout en fragilité).
Intellectuel, ancien professeur, tentant d'éviter les balles d'une guerre de 30 ans fratricide dans une Allemagne dévastée; libre penseur dans une époque où la liberté de penser menait plus souvent au sommet d'un bûcher que sur une chaire d'université.
C'est durant la mise à sac d'un village où son errance l'avait conduit pour quémander un quignon de pain, dans sa fuite effrénée pour sauver sa peau, qu'il la trouvera.
Haletant, au milieu d'une brume impure, parmi les charniers de lépreux encore fumants, les gibets immenses exhibant fièrement au bout de leurs cordes: hommes, femmes et enfants comme des mâts de cocagne morbides.
C'est au bout de cet enfer, de ce chemin de croix barbare qu'elle apparaît. Qu'elle lui saute aux yeux. Belle et pure comme une pastorale, comme la vision d'un paradis oublié: La vallée perdue.

Une lumière éclatante qui jaillit, qui perce les ténèbres, cette abondance qui semble inépuisable après le dénuement le plus complet. Cette vallée semble un don de Dieu.

Mais ce don de Dieu n'en était pas un. Juste un prêt, un miracle fugace.
Un rêve bucolique, un Eden abandonné réveillé à grands coups de seau d'eau glacée par la réalité. La guerre !

Ce paradis perdu, ces massifs de fleurs multicolores soudainement piétinés par les bottes sanglantes d'une meute de mercenaires de tous bords.
Des Brabançons tenus d'une main de fer par "Le Capitaine" (Michael Caine d'une beauté minérale et d'un magnétisme animal impressionnant).
Militaire cynique et violent qui parviendra malgré tout à persuader sa turbulente troupe d'épargner les villageois et de passer l'hiver dans le ventre fertile de cette vallée perdue.

C'est dorénavant Cerbère qui garde les portes du paradis.

James Clavell est d'abord écrivain. Le jeune Clavell est officier de l'armée Britannique lorsqu'il est fait prisonnier par les Japonais lors de la chute de Singapour et passera la fin de la seconde guerre mondiale dans un camp de prisonnier nippon.
Cette expérience traumatisante éveillera la curiosité du jeune Clavell pour l'Asie (Le Japon en particulier) et imprégnera durablement son oeuvre à venir ( Shogun, Taï-Pan ou Noble House).
Plus tard, c'est en touche-à-tout passionné que Clavell intègre le milieu du cinéma; d'abord comme scénariste (Il cosignera le scénario de "La grande évasion" en 1963, qu'il coproduira également), puis passant ensuite avec la même passion et le même talent par les différents métiers du septième art (écriture, production et réalisation).
C'est donc avec ces trois casquettes qu'il va s'atteler à la fabrication de "The Last Valley".

Le générique ne fait pas dans la dentelle et annonce, dans une métaphore animée très originale où un crucifix richement orné se divise en deux pour former deux princes s'affrontant à l'épée, le propos du film.
Une imagerie guerrière également soulignée par la magnifique B.O du grand John Barry.
Une musique crépusculaire, empreinte de fin du monde, accentue adroitement le dilemme religieux du métrage.
La maîtrise formelle est indéniable. Une réalisation maîtrisée de bout en bout, une mise en scène emportant les scènes de combat dans un grand souffle épique et ménageant, dans une simplicité quasi mystique, les faces-à-faces raffinés et intelligents entre Vogel et le Capitaine. La forme est entièrement réussie, c'est sur le fond que le film va complètement décoller.

C'est cette guerre de 30 ans si peu utilisée au cinéma qui est le véritable enjeu du film, cet affrontement entre catholiques et protestants. Ou plutôt les effets destructeurs de cette guerre fratricide, de cet obscurantisme religieux qui couvre à nouveau l'Europe d'une chape de plomb.
On voit l'imprégnation profonde de la religion sur les âmes. Religion et superstition entremêlées dans une danse macabre, tenant le peuple enchaîné à des idéaux croulants et des peurs irraisonnées.

On retrouve dans cette vallée perdue cette société médiévale que la Renaissance pensait avoir dépassé.
On distingue en filigrane ces bellatores, ces oratores et ces pauvres laboratores, cette articulation tripartite comme le schéma d'une micro-société perdue dans les riches sillons de cette vallée.
Les bellatores sont là pour guerroyer, les laboratores sont toujours là pour travailler et nourrir, là où le bât blesse c'est du côté des oratores.
La parole s'est libérée. Le religieux n'est plus seul à parler, à enseigner.
Il y a scission chez les orateurs.
Le laïc prend la parole, le philosophe veut se faire entendre.
Et son discours se veut libérateur, sa parole émancipatrice.

Mais malgré l'urgence d'une réconciliation, l'obligation du dialogue, le temps n'est pas encore venu.
L'Europe ne veut pas entendre. La raison n'est qu'un écho qui résonne au loin, incompréhensible.
Il faut souffrir, il faut du sang. Il faut vider son sac, calmer ses nerfs comme l'on peut avant de réfléchir correctement.
C'est l'inéluctabilité d'une guerre qui est plus forte que tout.
Plus forte que le temps.
Plus forte que les hommes.
Plus forte que cet intellectuel, que ce militaire, conscients de la bêtise humaine et de son inévitable victoire, mais qui ne pourront aller contre les hommes.
Contre la marche sanglante de l'Histoire.
Ze_Big_Nowhere
9
Écrit par

Cet utilisateur l'a également mis dans ses coups de cœur.

Créée

le 13 nov. 2014

Critique lue 1.2K fois

42 j'aime

14 commentaires

Ze Big Nowhere

Écrit par

Critique lue 1.2K fois

42
14

D'autres avis sur La Vallée perdue

La Vallée perdue
Ze_Big_Nowhere
9

Une vallée de larmes

C'est sans fin. Depuis que le monde est monde. Pour un bout de bidoche, un endroit pour dormir ou la voix tonnante d'un quelconque Messie. Cette goutte de sang inépuisable qui perle depuis des...

le 13 nov. 2014

42 j'aime

14

La Vallée perdue
Sergent_Pepper
8

La peste et l’Eden.

La vallée perdue commence comme Conan le Barbare : une immersion dans cet âge ancestral fondé sur la violence, où le rapport à l’autre se résume au viol, au fer et aux flammes. Encadrant le récit,...

le 13 nov. 2014

34 j'aime

10

La Vallée perdue
Kobayashhi
8

Captain Caine Vs Professeur Sharif

Il y a des oeuvres qui même après plusieurs décennies continuent de faire parler d'elles à travers analyses, articles, référence ou hommages parfois à tort souvent à raison mais il y a un cas bien...

le 19 sept. 2014

26 j'aime

10

Du même critique

Touche pas à mon poste
Ze_Big_Nowhere
4

Touche pas à mon despote !

J'ouvrais péniblement les yeux aux sons d'applaudissements frénétiques et mécaniques. J'étais assis au milieu d'un public bigarré, béat d'admiration devant ce qui se passait devant lui. Les...

le 3 mars 2016

241 j'aime

42

Les Anges de La Télé-Réalité
Ze_Big_Nowhere
1

Les Tanches de la téléréalité

12:30. Brenda se lève difficilement après une nuit arrosé avec ses amis dans une boîte à la mode de Miami. A ses côtés Jenifer, Steven et Brandon ronfle paisiblement sur les coussins multicolores...

le 28 mai 2015

227 j'aime

30

South Park
Ze_Big_Nowhere
10

American Way of F*ck

Colorado. État de l'Ouest des États-Unis. Capitale: Denver. Une superficie de 269 837 km2 pour plus de 5 millions d'habitants. Des vallées gigantesques d'un côté, les montagnes rocheuses de l'autre...

le 28 déc. 2015

198 j'aime

16