Le numéro 114 des cahiers du cinéma daté de décembre 1960, donne une illustration assez parlante du mépris dans lequel Clouzot était tenu par les représentants de la Nouvelle vague. Trois petites lignes consacrées à son film, en toute fin de revue, noyé parmi des dizaines d’autres oeuvres qui n’ont pas droit à la critique ou au commentaire développé, et pour la plupart complètement oubliées et perdues de vue.


« Ou l’art de faire du faux avec du vrai. Dans l’optique théâtrale chère à notre « tradition de la qualité », un récital d’effets d’audience où l’artifice des avocats est le seul naturel possible. Pour le reste, Clouzot dirige ses marionnettes suivant la mythologie des Tricheurs ou d’En cas de malheur ; la vérité est le cadet de ses soucis ».


Trois lignes singulièrement sèches, cassantes et anonymes, c’est peu dire que Clouzot inspirait du dégoût.


Plusieurs remarques.


Cela ressemble effectivement à un film de procès assez classique dans sa construction (quoique…), jusque dans ses archétypes, ses jeux de rôles, ses passes d’armes conventionnelles entre Président du tribunal, avocats de la défense, parties civiles, procureur, témoins… Les flash-back réguliers s’insèrent dans le déroulé du procès pour illustrer les enjeux du débat. Tout est parfaitement réglé et chorégraphié, et il n’y a guère de marge pour la surprise.


Sur le plan thématique, on nous joue l’opposition sempiternelle des générations, avec un ton assez caricatural (en grossissant à peine le trait, la vieille génération est réactionnaire et misogyne, la nouvelle est libertine, inconséquente, oisive, obsédée), les personnages sont parfois des clichés du genre (le jeune poète aux grands airs et confident du personnage de B.B. en tête, et tous les personnages secondaires assez anecdotiques), leurs rapports constamment superficiels, de sorte qu’aucune vérité ne semble pouvoir être issue de cet univers-là pétri de contradictions, de faussetés, de postures.


Et pourtant, quelque chose finit par dépasser du cadre dans une séquence qui forme à mon avis l’épicentre du film.


Tout du long Clouzot filme de façon objective et quasi-documentaire ce faux-monde, cela se caractérisait notamment par le refus d’utiliser toute musique extra-diégétique.


Et puis, dans l’un des multiples flash-back du film, la convention est brutalement rompue. Le personnage de B.B. déambule dans les rues parisiennes et découvre dans une devanture une collection de téléviseurs qui captivent quelques badauds. Elle voit sur les écrans son amant, dont elle s’est séparée, en chef d’orchestre donnant une représentation télévisuelle de l’oiseau de feu de Stravinsky.
Au préalable, elle l’avait accompagné à quelques répétitions, mais ces essais ne manquaient pas de la barber, ce qui illustrait l'incompatibilité culturelle entre les deux protagonistes.


Mais cette fois, les choses ont changé, la musique est désormais complète, puissante, hypnotique.
Et elle poursuit le personnage lorsqu’elle quitte cette ruelle pour rejoindre un taxi. Dès lors le point de vue a basculé pour la première fois du côté de la perception intime de B.B.. Tout est faux, la musique qui sortait des téléviseurs quitte la diégèse, les plans deviennent de plus en plus expressionnistes, les lumières sont bouchées, les perspectives se distordent, la pression monte, et tout devient vrai. On comprend à ce moment qu’elle est véritablement amoureuse. Que son crime était donc nécessairement passionnel, et qu’il s’agit ici du seul et unique moment de vérité du film. Un pur moment de cinéma qui transcende les artifices, et la théâtralité d’un monde faux, d’un monde de conventions ou de règles arbitraires qui ne peut par définition rien percevoir des ressorts profonds de l’âme humaine. Clouzot réalise donc un film véritablement moderne, où le faux sert le vrai.

KingRabbit
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le 27 mai 2021

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