C’est un peu rouillé niveau rédaction de critiques que je m’attaque à celle d’un des films que j’attendais le plus cette année, La vie d’Adèle (anciennement Le bleu est une couleur chaude, nom de la bande-dessinée adaptée). Quoi de mieux qu’un immense coup de cœur pour reprendre ? Je casse un peu le suspense, mais on sait tous que vous irez voir la note avant d’avoir fini la critique alors bon, je vous épargne le coup de l’hésitation factice dans l’introduction.

De Kechiche, je ne connaissais que Vénus Noire qui avait été une grande claque au cinéma, et je ne doutais pas une seconde du potentiel de son dernier film. Passons sur diverses polémiques qui ont entouré le film, comme son soi-disant opportunisme au moment du débat sur le mariage gay ou les conditions de travail, qu’elles aient un fond de vérité ou non, elles n’ont gagné de l’ampleur que pour vendre des magazines et faire bruisser les réseaux sociaux.

Car oui, même si l’affiche ou le titre ne le montrent pas clairement, ce film parle d’homosexualité. Je vais insister sur le verbe parler, je n’utilise pas « traiter » comme on le fait pour un film qui va prendre position et aborder le sujet de façon militante. Ce film parle d’homosexualité pour parler d’amour, et c’est une de ses grandes forces. Adèle est une adolescente normale élevée par des parents normaux (vous pouvez mettre tout ça entre guillemets si la normalité vous semble offensante), qui se questionne sur sa sexualité. Kechiche filme tout cela sans se poser de questions, du moins en apparence, sur ce qui pourrait choquer ou déranger, passe outre les artifices de la comédie ou du drame romantique pour livrer des émotions brutes.

C’est exactement le genre d’adaptation qui aurait donné un film plat et consensuel si elle avait été récupérée par le premier faiseur venu. Se concentrer sur les personnages et leurs sentiments permet de se dégager d’emblée des polémiques évoquées plus haut, en tant que spectateur nous sommes impliqués dans une histoire d’amour passionnelle, où l’homosexualité importe finalement peu.

Un point souvent débattu à propos des films de Kechiche est sa recherche du réel, que ce soit par sa mise en scène, ses dialogues ou les très nombreuses prises parfois nécessaires pour obtenir ce qu’il souhaite. Il est évident que l’appréciation du film est conditionnée par l’adhésion ou non à cette façon de concevoir le cinéma. En tant que spectateurs nous sommes inconsciemment baignés depuis nos premiers films dans des codes bien précis, qui modifient notre perception du réalisme au cinéma. Les dialogues vulgaires, crus, banals ne sont pas la norme dans un art qui va le plus souvent à l’essentiel, par des phrases fonctionnelles plus ou moins bien déguisées.

Aussi incongru que cela puisse paraître, je n’ai pas pu m’empêcher de faire au début un rapprochement avec Les beaux gosses. Dans les deux films il est plus facile de dire que c’était vulgaire et ridicule que de reconnaître ce qu’il y a d’universel sur une période complexe de notre vie. Sans faire de grand discours, l’énorme avantage de cette façon de concevoir le récit est que l’empathie et l’immersion sont décuplées, il est bien plus aisé de s’identifier aux personnages. La grande durée du film permet de réaliser cette introduction de façon très progressive, et de découvrir la vie du personnage par petites touches successives, comme elle se découvre elle-même.

Lorsque vient la rencontre qui va changer la vie d'Adèle, c’est une explosion de sentiments que nous ressentons, comme le personnage. Les scènes de sexe qui ont fait parler pour leur caractère explicite et cru ne comportent aucun voyeurisme, elles sont totalement cohérentes dans le développement des personnages et du récit. Elles contribuent à donner plus de passion et d’intensité à la relation, là où 95% des films ne montrent pas plus qu’un drap couvrant pudiquement la poitrine. Attention, je ne dis pas non plus que chaque romance cinématographique devrait comporter des scènes aussi explicites, simplement que voir quelque chose d’aussi beau et sincère dans ce film ne le rend que plus fort.

Par-dessus le tout, Kechiche montre encore qu’il est un des plus grands directeurs d’acteurs actuels, en donnant son meilleure rôle à Léa Seydoux et en révélant la bluffante Adèle Exarchopoulos (merci Google), pour un duo atteignant des sommets d’intensité par le simple regard. La durée du film lui permet de respirer, de multiplier les moments simples du quotidien, les gestes en apparence anodins mais qui en disent plus sur les personnages que de longs dialogues. L’alternance entre ces pauses et les conversations riches et passionnantes permet un rythme assez idéal, je n’ai pas du tout vu les trois heures passer.

Pour peu que l’on adhère dès le début, on se retrouve pris dans un maelström d’émotions, on vit le film et ses rebondissements avec Adèle, on est balloté au gré de ses changements d’humeurs et des aléas de sa vie. On est impuissant, gagné par ses regrets, ses colères, ses déprimes qui ne rappellent que trop celles que l’on a pu vivre. On a le cœur serré, épuisé par la passion, étouffé par les non-dits, les rumeurs, les malentendus.

Enfin on en ressort lessivé mais heureux, heureux d’avoir vu une si belle déclaration d’amour à la vie et un film qui va chercher le spectateur aussi loin dans son confort, pour mieux l’attraper par le col et lui mettre une paire de baffes. Trois heures de vie, trois heures de vrai (donc de beau ? vous avez 4 heures), trois heures d’amour qui donnent mon film préféré de 2013 jusque-là. S’il est bien un signe qui ne trompe pas pour ma part, c’est quand des émotions liées au film rejaillissent immédiatement en voyant une simple affiche ou une image.

Une chose qui ne m’était pas arrivée de manière aussi forte depuis bien longtemps, et qui ne fait que me confirmer que je vais me jeter sur le reste de la filmographie de Kechiche. Si mes divagations sur son dernier film vous ont rendu curieux, je ne peux que vous inciter à faire de même, mais je préviens : je ne rembourse pas si vous détestez, il faut savoir prendre des risques !
blazcowicz
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le 9 oct. 2013

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blazcowicz

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