Ne pas se fier à son affiche radieuse et au petit scandale qu'il provoque déjà : La Vie d'Adèle raconte moins l'histoire d'un couple que celle d'une exclusion.


Celle d'Adèle justement, adolescente à la sexualité bientôt définie mais encore loin d'être assumée. Sa mise à l'écart tient parfois à peu de choses, quelques remarques déplaisantes de ses camarades de lycée, galerie de copines faussement cool au verbe agressif. A d'autres moments, on la devine par les regards que lance la jeune fille vers l'élue de son cœur, Venus blanche aux cheveux bleus dont elle n'est pas encore amoureuse mais déjà dépendante. Ou encore par cet instant furtif où, alors qu'elle se déshabille avant d'aller dormir, Adèle pose les yeux sur elle-même à la faveur d'un faux raccord-regard intentionnel.


On le sait bien avant qu'elles ne se rapprochent : le désir, l'affection et la fascination mutuelle des deux femmes les consumeront ou ne seront pas. On a entendu ci et là que le cinéaste a été impitoyable avec ses comédiennes, leur faisant subir une pression monstre. Au vu du résultat, on se dit que le jeu en valait la chandelle.


Certes, le film est long, étirant certaines scènes dialoguées pour être bien sûr que le public comprenne ce qu'il aura pourtant saisi en deux minutes. Les artistes le savent : lorsque l'on aborde un sujet au premier degré, il n'y a pas plus grande peur que d'être incompris ou rejeté. Kechiche combat cette crainte avec une audace presque naïve, filmant avec la même énergie une scène de repas collectif où les rires fusent (une marque de fabrique du cinéaste) et de nombreuses étreintes qui mettront sans doute mal à l'aise à ceux qui ne s'y laissent pas plonger, trop pudiques pour faire corps avec ceux de deux comédiennes sans entraves. Sacrée expérience d'ailleurs que de découvrir ce film-là en salle, entouré d'inconnus pas forcément enclins à tant de proximité.


"La réponse au mauvais porno, ce n'est pas la fin du porno mais au contraire plus de porno !", disait Annie Sprinkle, ancienne prostituée et comédienne X devenue réalisatrice. A l'origine d'un mouvement féministe pro-sexe à la fin des 70's, elle se mit volontairement en porte-à-faux avec les féministes abolitionnistes qui considéraient que toute image pornographique est forcément dégradante. Non pas que La Vie d'Adèle s'inscrive dans le genre du film porno mais il en récupère brillamment certains codes pour servir un propos limpide : le bien-être d'une personne ne peut que rarement faire l'économie d'une sexualité épanouie, vécue aussi pleinement que le permet son partenaire de jeu.


A ce sujet, si les scènes de sexe laissent, au choix, outré ou béat d'extase, c'est bien leur durée insatiable qui sidère encore plus que leur contenu : longues, soignées mais sans artifices, elles laissent tout le temps à leurs personnages pour découvrir, regarder, écouter, toucher, goûter et donner du plaisir à l'être aimé dans une véritable ivresse des sens. Autant dire que si ces passages ne refroidissent pas par leur absence d'inhibitions, ils nous collent une fièvre irrépressible, physique, terriblement excitante. Belle manière d'enlever tout son sens péjoratif au mot "voyeurisme", La Vie d'Adèle ayant les yeux rivés sur son sujet avec une inconscience tellement aigüe qu'elle en devient touchante, invitant à partager et non à juger ces ébats fusionnels.


Une démarche qui s'incarne de manière plus concrète encore lors d'un moment très bref, où le montage effectue un enchaînement de plans qui condense l'ambition du projet : un raccord entre Adèle, offerte en tenue d'Eve au regard de peintre de sa compagne, et le visage d'une petite fille dans la classe où l'héroïne fait ses premiers pas en tant qu'enseignante. Un pont invisible soudainement dressé entre sphère privée et vie professionnelle, sans la moindre intention provocatrice mais avec la volonté farouche d'affirmer, là encore, qu'une sexualité vécue, aussi tabou puisse-t-elle être, est le meilleur garant d'une vie professionnelle et sociale stable. L'air de rien, il fallait oser l'exprimer de façon aussi claire. Ou comment tracer un trait d'union entre deux versants de la vie d'une femme, adolescente dont la sexualité s'aventure trop tôt dans la cour des grands et dont l'instinct maternel naissant l'amène à travailler dans la cour des petits.


De même, on reste sidéré par la manière dont le cinéaste se plaît à redonner une place au corps dès qu'il met en scène le chagrin de son héroïne : larmes au coin des yeux ou dégoulinantes jusqu'aux joues, traits tendus, narines gonflées, nez qui coule... Un antidote au glamour qui est aussi une manière de provoquer l'empathie non par excès de mélodrame mais bien en cadrant au plus près, dans des poses où les comédiennes se mettent constamment en danger, les faux-pas qui jalonnent cette histoire d'amour au féminin.


Fidèle à lui-même, Abdellatif Kechiche conclura cette histoire sur une scène atonale, le torrent de vie qui a précédé débouchant sur l'expression d'une solitude extrême. Celle qu'il a tenté de nous signifier tout le long du premier acte. "Chapitres 1 & 2", nous annonce l'amorce du générique de fin : entre-temps, aucun carton pour indiquer où finit l'un et où commence l'autre, entremêlés qu'ils sont par l'accumulation de pleurs, de râles de jouissance, de sueur et de remords qui animent cette fresque intimiste.


Je devrais sincèrement mettre 7/10, la faute aux quelques longueurs pénibles évoquées plus haut et à certains passages embarrassants : la représentation caricaturale des parents de l'héroïne en particulier, puis une métaphore alimentaire lourdingue, ou encore l'insistance sur les fesses bien fermes des statues d'une salle de musée. Néanmoins, inutile de lutter, je crois bien que je suis tombé amoureux d'Adèle, mon coeur l'affirme et mon zizi le confirme. Car si ces 3h sont une déclaration d'amour, c'est bien à l'épanouissement qu'elle s'adresse. Rarement la passion amoureuse aura été filmée de façon aussi sincère, crue. Et impudique, dans le meilleur sens du terme.

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le 16 oct. 2013

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Fritz_the_Cat

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