Une polémique peut-elle gacher un bon film ? par Antoine ESCURAS

Maintenant assuré du succès de son film (le million d’entrées est en vue), Abdellatif Kechiche s’est targué d’une longue lettre ouverte dans les colonnes de Rue89. Au menu : l’exposition minutieuse de ses griefs. Envers bien sur « l’enfant gâtée » Léa Seydoux et sa relation malsaine aux sphères médiatiques. Mais il s’épanche aussi sur un supposé complot dont il serait la victime, orchestré de concert par le chef du service culture du journal Le Monde, Aureliano Tonet, et par le mogul du cinéma indépendant hexagonal, Marin Karmitz. Plus généralement, Kechiche proposerait un cinéma trop engagé, un esprit trop libre, et porterait un nom trop arabe pour le petit milieu fermé du cinéma français.

Difficile, surtout pour l’auteur de ces lignes, de donner tort ou raison à Abdellatif Kechiche. Mais force est de constater que cette polémique, qui, les Césars approchant et la question de l’extension de la Convention Collective toujours en suspens, n’est pas prête de s’éteindre et profite médiatiquement et financièrement au film. Jusqu’aux Etats-Unis, où la Lettre Ouverte de Rue89 a été généreusement relayée par les médias spécialisés, et où Blue is The Warmest Color (son titre anglo-saxon) a bénéficié d’un excellent démarrage sur le circuit des salles indépendantes.

Tout aussi difficile de desceller les réelles motivations derrière la lettre de Kechiche : cynisme, saine indignation matinée d’un ras-le-bol général et justifié. Mais il est un point soulevé par le metteur en scène qu’on ne pourrait contredire : ce ramdam médiatique empêche le spectateur d’appréhender l’oeuvre d’un oeil pur. Et Dieu sait s’il est nécessaire de laisser ses aprioris à l’entrée de la salle afin de pouvoir apprécier un tel morceau.


LA MÉTHODE KECHICHE

Et cependant – et c’est là le grand paradoxe quand il s’agit d’aborder le cinéma de Kechiche – s’il est aujourd’hui un cinéaste indissociable de sa méthode, c’est bel et bien Abdellatif Kechiche. Dans sa lettre ouverte, le metteur en scène confie qu’à quelques jours du Festival de Cannes il avait refusé l’entrée de sa salle de montage aux journalistes du Monde, en partie pour leur volonté de documenter cette fameuse « méthode Kechiche », notion que le cinéaste semble réfuter et répugner de toutes ses forces. Ce refus original aurait causé un effet domino, entrainant la cabale dont il serait aujourd’hui l’objet.

Mais en tant que cinéphile, et admirateur de l’art kechichien, c’est cette méthode que je viens voir s’exprimer à l’écran. L’Esquive, La Graine et le Mulet ou La Vie d’Adèle ne sont pas des films comme les autres, pensés, réalisés et montés comme les autres. C’est ce qui fait leur force et leur valeur. La cinéphilie s’exprime, certes, par un amour de l’objet filmique en lui-même, mais aussi, parfois, par l’ensemble des anecdotes qui composent le développement de cet objet. Les exemples sont légion, souvent connus de tous : les dépassements de budgets d’Apocalypse Now, Werner Herzog et Klaus Kinski, Stanley Kubrick et Shelley Duvall sur Shining ou même bien sûr Maurice Pialat... Chez Kechiche particulièrement, j’aime savoir que le cinéaste a pu s’échiner une semaine sur la scène du premier baiser entre Adèle et Emma, quand celle-ci ne dure guère plus de cinq minutes à l’écran. Et à l’inverse, j’aime savoir que la bouleversante séquence de rupture finale, si juste, folle, aérienne, n’a elle nécessité qu’une seule journée de prise de vue. J’aime aussi savoir que Kechiche a choisi de ne pas intégrer la rupture parentale à son montage final, car il refusait de verser dans le pensum ou le film à message sur l’homosexualité.

Tout cela m’aide à délimiter le propos du film, l’ambition de l’auteur, la substance de cette oeuvre monstre et sublime.



UN FINCHER DE LA MARGE ?

Je ne dis pas que La Vie d’Adèle ne fonctionne pas sans cet ensemble d’éléments apocryphes. Ils soulignent simplement l’intention : cette recherche d’une vérité pure, inconsciente mais présente chez l’acteur. La captation d’un moment de pur cinéma, qui mettra plus ou moins de temps à survenir selon la réalité du tournage. Un exemple : David Fincher tourne actuellement son prochain film, le thriller Gone Girl. Le réalisateur de Fight Club jouit depuis longtemps d’une réputation de directeur d’acteur exigeant ayant tendance à tourner beaucoup de prises. Jake Gyllenhaal sur Zodiac s’en était d’ailleurs plaint à qui voulait l’entendre. Fincher lui aurait demandé de jeter un livre sur le siège avant de sa voiture plus de 90 fois. Pour The Social Network, il avait longuement mis en garde le newbie Justin Timberlake : il devrait être prêt à répéter et répéter ses répliques jusqu’à ce qu’elles deviennent rien de moins qu’une extension de son être, une seconde nature. Le producteur de Gone Girl, prétend que le cinéaste atteindrait aujourd’hui une moyenne ahurissante de 50 prises par plan.

Les méthodes Fincher et Kechiche diffèrent bien sur : le premier croit en une vérité absolue du scénario et une approche à la fois industrielle et artisanale du montage. Chez le second, c’est tout l’inverse. La Vérité, le Réel se trouvent dans les marges, dans la construction d’un environnement de travail propice à son bourgeonnement. Par les scènes de groupes, de boustifaille, il ballade ses caméras partout, à l’affut, nombre de comédiens ignorant s’ils sont filmés ou non. Arrive le montage (parfois parallèle au tournage, autre point commun avec Fincher) et l’heure d’ordonner le Réel, non de le recréer.

La Méthode Kechiche, c’est ça : une lutte permanente contre l’artificialité, pourtant consubstantielle à l’Art Cinématographique.



L’EXIGENCE ET LE LACHER-PRISE

Ce cinéma semble reposer sur cet équilibre ténu, quelque part entre l’exigence et le lâcher-prise. Kechiche s’offre un luxe à la portée de peu de cinéastes. Savoir se faire confiance et faire confiance au film. Lui prêter une identité et une conscience propres, convaincu que, passé un certain stade, il décidera lui-même de la direction à prendre. Que l’oeuvre auto-définira sa nature. Un approche libertaire et quasi-mystique de la création qui relègue le cinéaste au statut de documentariste de son propre récit.

Un tel luxe ne s’acquiert pas sans heurts, et c’est en grande partie ce qui est reproché au réalisateur franco-tunisien. Un tournage à durée maousse, un dépassement de budget de près d’un million d’euros et un plan de travail à la flexibilité sans cesse mise à l’épreuve. Le résultat est cependant saisissant. La Vie d’Adèle esquive avec brio les chausse-trappes propres au film à sujet pour proposer un véritable parcours de vie, une coming to the age story hors de l’ordinaire. Rarement un personnage n’aura paru si libre, si détaché des contingences du scénario.


UNE HISTOIRE DE CLASSE(S)

Pourtant dans un premier temps, Kechiche semble jouer un jeu dangereux, particulièrement en opposant avec une étrange frontalité les classes sociales, via notamment de maladroits marqueurs sociaux. La classe moyenne de banlieue s’engoinfrant silencieusement de spaghetti bolognaise devant Julien Lepers tandis que les bobos du centre-ville discutent tranquillement Art Contemporain en devisant sur la meilleure association entre fruits de mer et vin blanc.

Le malentendu est vite dissipé : le film épouse avec grâce le parcours de son héroïne. Adèle ne raisonne pas en classes, s’ennuie aussi bien dans le pavillon familial qu’au sein des vernissages. Quand sa compagne, Emma, frappée par ce qu’elle perçoit comme un manque d’ambition, l’encourage à poursuivre une activité créatrice, l’écriture, plutôt que de continuer à faire la classe à des maternelles. Adèle refuse. L’enseignement lui convient et la comble.

C’est de déterminisme dont cherche à nous parler Kechiche. La prédestination de la Rencontre dans un premier temps, le jeu de l’amour et du hasard des premières heures de l’idylle Adèle-Emma. Puis bien sur d’une certaine dictature sociale de l’orientation, les classes moyennes fantasmant le devenir avocat ou médecin de leur progéniture quand les classes aisées s’enorgueillissent d’avoir enfanté une artiste. En refusant de se laisser dicter son ambition, Adèle plaide la cause d’un film tout aussi libre et complexe qu’elle-même.


UNE LIBRE ADAPTATION

Autre aspect de la polémique qui entoure le film (décidément si tentaculaire et protéiforme) et sur lequel Kechiche reste curieusement taiseux tout au long de sa Lettre Ouverte : les reproches divers et variés de Julie Maroh, l’auteure de la bande-dessinée qui constitue la base d’adaptation de La Vie d’Adèle. Et c’est bien d’une base dont il s’agit, puisque le réalisateur ne choisit au final que d’utiliser les prémices du Roman Graphique. On peut comprendre que cette envie de sortir Adèle des planches pour en faire un personnage, un être de chaire, de sang et de sécrétions en tout genre ne colle peut-être pas au fantasme d’un(e) artiste quand il imagine son matériau d’origine transposé à l’écran.

S’ajoute à cela l’extrême poésie du sous-titre : "Chapitre 1 & 2", soulevant avec délicatesse l’idée de construction progressive d’une identité, d’un personnage désireux de s’extraire des pages et des bobines pour continuer à évoluer, vivre, trébucher, recommencer. Un roman qui s’écrit, un film qui ne saurait contenir l’intégralité des troubles et remous d’une existence. Comme si le Réel était une notion trop protéiforme et écrasante pour être contenue en un seul film.


SEXE CONTRE SENSUALITÉ

Littéralement, Kechiche offre un cinéma de recherche. Il est toujours passionnant de s’intéresser aux détails de la fabrication de ses films, sa découverte de la DV avec L’Esquive. La Graine et le Mulet, tourné en HD, l’a amené à expérimenter des tournages à deux caméras, pour exploser son découpage, capter des ambiances, des sons, des conversations. Pour Venus Noire, le seul faux pas de sa filmographie, Kechiche utilisait jusqu’à trois caméras différentes, mêlant indifféremment les rendus au montage. Ces cassures formelles s’inscrivaient à contre-courant de la tension de réalisme propre à l’auteur et plongeait pour la première fois son cinéma dans ce qu’on a pu (à raison peut-être) apparenter à du voyeurisme.

Vraisemblablement, il a revu sa copie. Plus que jamais dans La Vie d’Adèle, les caméras collent, s’insinuent, glissent, tentant de fendre l’armure de la vérité des êtres. Mais la réelle virtuosité de l’auteur, elle s’exprime bel et bien à l’issue des scènes de sexe. Une virtuosité non dénuée de courage. Quand Venus Noire s’efforçait de coller le spectateur face à la réalité du racisme au 19e siècle par le biais d’insoutenables et spectaculaires séquences d’exhibition, La Vie d’Adèle pose la question du sexe à l’écran de manière plus maline. Oui, ces scènes sont longues et les acrobaties spectaculaires.

Mais Kechiche a l’intelligence de n’en extraire aucune sensualité, lui préférant toujours, comme il se plait souvent à le souligner, l’érotisme quotidien des êtres, un kebab maladroitement avalé, une tache de bave sur un oreiller. Le sexe chez Adèle est mécanique, pulsionnel. Le cadre est froid, composé. Un détail : Deux scènes distinctes, temporellement séparées par le montage, mais les mêmes bougies brulent à la fenêtre. Ici est pointée l’artificialité assumée du dispositif. Nous sommes désormais dans le fantasme, l’insensée gourmandise sexuelle du personnage principal. Ici, frontalité ne rime point avec trivialité, mais propose une forme détournée de pudeur. Ce terrain de jeu est parfaitement contrôlé et n’appartient qu’aux deux amantes. Kechiche semble ne montrer que ça, et pourtant il s’intéresse à tout le reste.

À mesure que les films s’accumulent dans la carrière d’Abdellatif Kechiche, ce dernier ne semble au final qu’aspirer à de plus en plus de liberté. Sur L’Esquive, il l’avait arrachée à la force du poignet en fonçant dans les marges, porté par un budget minuscule. La Graine et le Mulet et son affolant sens du suspense défonçaient les codes du film d’auteur français. Le provocant Venus Noire visait trop fort, trop grand.

Pour La Vie d’Adèle, cette soif de liberté semble tout bonnement avoir contaminé tous les aspects de la création : la structure, la durée, la direction d’acteur, le dialogue, le rythme... Tout s’envole, s’écroule, s’illumine et laisse le spectateur exténué, hypnotisé, hagard face aux potentialités infinies d’une étonnante fin ouverte. Bref, ça respire. Tant et si bien que toute l’encre et la bile versée autour de cette oeuvre finirait par en devenir suffocante.

Adèle, elle, à la fin du film, enfile sa plus belle robe et file au vernissage de son ex de peintre. Elle aperçoit un portrait d’elle-même, le seul vestige de toutes ces années de joies, de larmes et d’orgasmes : une oeuvre d’art. Puis elle s’en va.
Antoinescuras
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le 14 nov. 2013

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