Gardons-nous de rentrer dans les polémiques qui virevoltent autour de la Palme d’or 2013 pour nous concentrer sur l’essentiel, le film, ce qui est déjà amplement suffisant.

Libre adaptation d’un roman graphique Prix du public à Angoulême en 2011 le film suit l’éveil et les déboires amoureux d’Adèle (le nom original a été changé) lorsque la jeune lycéenne rencontre Emma, étudiante aux Beaux-arts, mystérieuse fille aux cheveux bleus.

Disons-le d’emblée La vie d’Adèle ne peut, et ne doit, laisser personne indifférent. Non qu’il contienne des scènes explicites et polémiques qui doivent être décriées, mais bien qu’il percute le spectateur avec une violence que l’on trouvera, c’est selon, magnifique, poétique, sauvage voir perverse. Comme on ne saurait faire plaisir aux manichéens et autres moralistes de tous poils on criera bien fort ici que le film est admirablement un peu de tout ça.

Constitué en deux blocs d’égales longueurs, ce voyage au plus près des tumultes d’une jeunesse en fleur se dresse en éloge contrarié d’un amour qui ne tient en rien du conte mais qui doit tout à la passion, à l’acharnement vorace du sentiment, à l’errance d’une âme qui s’éreinte à se donner à une autre. A cette douleur, sublime, terrible douleur d’un cœur qui bat plus vite et bien plus fort que de raison.

Deux chapitres constituent le poème visuel composé par Kechiche, où l’on s’apercevra de la définition première du sublime : où ce qui est beau devient terrifiant.

Deux actrices, qui mériteraient une chronique à elles seules, à qui on conservera une partie entière tant leur duo constitue le cœur, l’incroyable moteur du film.

Chapitre I : Une épiphanie amoureuse
La première partie du film est tout bonnement géniale. Pour ma part je n’avais pas vu dans le cinéma français une énergie lyrique aussi puissante, aussi maîtrisée, aussi exaltante depuis bien longtemps. Suivre cette ado en plein éveil physique et sentimental tient tout bonnement de la rêverie, le sommet poétique étant souvent atteint par d’impressionnantes fulgurances de mise en scène. Le temps se suspend autour de la jeune Adèle tandis qu’un vent nouveau souffle à l’apparition de cette fille aux cheveux bleus.

En choisissant de suivre au plus près l’héroïne, la première partie étant un royaume du gros plan et de la caméra portée, le réalisateur allie son habituelle ambition naturaliste (L’esquive, La graine et le mulet notamment) à une dérive lyrique à l’énergie décuplée. Adèle subit de plein fouet la dureté des rapports adolescents, celui du groupe, de la norme, des hésitations sexuelles qui en sont évidemment sous-jacentes. A l’émoi d’une déception survient soudain la violence d’une révélation, née du hasard et intimement hasardeuse.

Cette beauté crue (qui en annonce une autre, charnelle) c’est un banc, c’est un gazon sur lesquels on laisse le temps s’allonger aux côtés des deux jeunes amoureuses. C’est encore ce plan incroyable d’Adèle dans l’eau, laissant ses cheveux et son corps se teinter de bleu par le jeu des reflets solaires. Les identités se diluent, se fondent, fusionnent dans un zénith de lumière. Quel meilleur tableau peut-on donner d’une passion à laquelle on se livre sans retenue, aveuglante mais chaleureuse ?

La scène du bar lesbien est alors fondamentale. Un dialogue de presque 20 min, une conversation banale, maladroite qui est effacée par ce qui se joue au niveau des corps. Regards, pincements de lèvres, cheveux, mèches, mains, chaque ligne du visage, absolument tout est tendu vers ce qui affleure déjà, la passion de l’inconnu, et vers ce qui adviendra, la dévoration pure et simple.

Car La vie d’Adèle est bien un film de chair, de nourriture, de formes à avaler, happer, lécher, ingurgiter. L’œuvre présente le corps, la peau comme un immense buffet ; Adèle s’y repaît, jusqu’à l’indigestion.

On peut éclairer cette idée par la construction systématique et parallèle entre les scènes de repas qui précédent, préparent et suivent les scènes de sexe. Ce jeu de miroir organique explique à lui seul la présence de scènes de nu dans le film, sans lesquelles Adèle ne trouverait aucun autre exutoire physique à sa passion que la boulimie de nourriture. Or le film narre la construction, la maturation chaotique d’une identité qui passe nécessairement d’abord par le langage du corps, du corps-à-corps on pourrait même dire tant Adèle ne semble pas pouvoir utiliser les mots pour retranscrire ses sentiments (Adèle dans ses confrontations limitées au lycée, dans ses paroles mesurées car hésitantes, dans sa frénésie de lecture ne débouchant que sur des bribes de partage).

Cela nous amène naturellement au pivot du film, les scènes de sexe, celles au cœur du « problème », non pas par leur existence nécessaire on l’a vu, mais par trois éléments de leur composition.

Leur insertion d’abord, en coupe brusque, pose la question de la violence qu’elles supposent dès lors : Adèle dévore son amante comme elle mange, bouche ouverte, sans charme, gloutonne. Si l’on s’inscrit dans une logique pour le personnage, la brutalité qui fait verser du poétique à la réalité la plus crue peut (à mon sens le but recherché de Kechiche) bousculer fortement le spectateur.

Leur durée est évidemment aussi centrale. Avec presque 10min la première scène devient presque insoutenable par l’enchaînement de plans dont l’intensité va crescendo, de même que l’explicite. C’est cette même qui peut momentanément faire sortir le spectateur du film pour attendre patiemment que ce buffet de chair soit clôt.
Enfin le parti-pris de composer ces scènes non plus à l’échelle intime, au contact de la peau comme la scène de fantasme d’Adèle, mais en plans plus larges, offre l’ensemble non plus au lyrisme mais bien au spectacle. On dépasse alors il me semble la passion recherchée puisqu’on ne regarde plus Emma et Adèle, mais bien deux actrices dont on se demande comment elles ont pu supporter les multiples prises que supposent la scène.
Malgré leur crudité, ces scènes n’en demeurent pas moins de vraies compositions graphiques, en témoigne le repos des corps emmêlés, statues d’albâtres figées d’une beauté visuelle rare.

Quel que soit le malaise que l’on peut éprouver devant ces scènes, on doit reconnaître au réalisateur de les avoir pensé avec une grande intelligence dans l’architecture filmique et sémantique du long métrage. Le but y est clairement de prendre (de force) le spectateur par la main pour l’amener à participer à ce grand banquet de chair, non comme voyeur, mais comme convive. Ainsi les trois scènes de sexe explicites se raccourcissent-elles d’autant que la passion s’amenuise, ou plutôt que Emma se trouve rassasier.

Chapitre II : L’automne d’une passion
Pour ma part la première scène de sexe, par sa longueur et sa brusque apparition, brise quelque chose dans le film. On comprend aisément que cela était voulu par le réalisateur, avide de faire rattraper ses personnages par une réalité sociale qu’il affectionne de faire surgir dans toute sa filmographie. Le lyrisme est alors largement entamé malgré une seconde partie de très grande qualité. C’est un monde de « classes », un monde d’origines forcement séparatrices qui vient brutalement encore une fois surgir dans la passion déployée avec génie dans la première partie.

On assiste alors à la dévoration d’Adèle par le monde d’Emma qui signe aussi une impossibilité pour la première de s’inscrire vraiment dans la sphère de son amante bobo, sanctionnant ainsi les limitations de son expression, les impasses de sa culture, et ce malgré sa boulimie envers Emma.

C’est un automne de larmes qui s’achève sur une fin ouverte : une adolescente rentre douloureusement dans les atours de la femme. Elle l’est devenue par la force destructrice (et socialement déterminée selon Kechiche) des choses. De son appétit de vie, de chair, on ne nous dit rien de son futur, si ce n’est qu’elle porte désormais le bleu comme une couleur lui appartenant, le bleu, cette couleur décidément chaude.

Une fin belle à souhait.

Adèle, Adèle et Léa
Je ne pouvais conclure cette chronique sans rendre hommage au duo d’actrices qui portent, qui sont littéralement ce chef-œuvre. Leur incroyable performance est autant une prouesse individuelle qu’une partition magistralement composée ensemble.

Adèle EST Adèle, sans construction, sans restriction. Elle s’inscrit pleinement dans son personnage, véritable Marianne de Marivaux (dont la place importante au début du film n’est pas anodine). Adèle vit non pas à travers sa voix, brute et peu utilisée, mais bien par son corps, ses formes, sa bouche, ses mains, ses regards. On pourrait s’attarder longuement sur le traitement des cheveux d’Adèle, véritable composition organique, fragile et vivante qui épouse le façonnement chaotique de son identité et s’emmêlent dans l’exploration de ses sentiments. Il est incroyable de constater que cette si jeune actrice maitrise ici un langage corporel à la fois si discret et si parlant…Adèle Exarchopoulos est ici d’une beauté à la fois brute et évanescente. Il n’y a pas une seule scène où elle ne relâche son étreinte sur le spectateur, pas une seule où Adèle n’est plus Adèle.

Quant à Léa Seydoux c’est dans un registre totalement opposé qu’elle s’illustre magistralement. Le personnage d’Emma est une construction travaillée, murie, subie parfois il semblerait. Il n’empêche que cette composition impose un grand respect tant le fil de funambule tendu par un personnage lesbien est difficile à emprunter.
Bravo enfin mesdemoiselles pour le dialogue de jeu merveilleux qui s’est installé entre vous et qui prend sens dans chacun des contacts et des regards qui parsèment le film comme autant de joyaux à sertir sur un bijou d’une finesse incomparable.

La vie d’Adèle n’a donc pas volé ses prix (comme ses polémiques d’ailleurs), mais plus encore que les hommages que l’on peut rendre au jeu et à la technique c’est bien la sensibilité qu’il faut célébrer ici. Rien ne vous empêchera de détester le film, mais tout en lui vous poussera à l’adorer parce qu’il parle directement à l’être de cœur et de souffrance que nous sommes tous.

Parce que comme l’œuvre de Marivaux planant au-dessus du film, on se rappelle combien cette sensation née d’une rencontre fortuite est délicieusement atroce : ce vide à combler et ce trop-plein à partager.
L’inaccessible auquel on ne peut se résoudre, non par raison, mais par la plus haute et impérieuse pugnacité du cœur…

Ça fait réfléchir en effet…
Tom_Bombadil
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le 22 févr. 2015

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Tom Bombadil

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