Parfois imprécis et rude dans son approche, lorgnant encore du côté du naturalisme, La vie de Jésus dessine clairement les contours du style de Bruno Dumont et donne le “la” à une des filmographies les plus atypiques du cinéma français. On retrouve ainsi cette écriture évoluant à rebours des schémas classiques (ici, la chronique sociale ne sert que de prétexte, tout comme le sera le registre policier de L’humanité, son second film), cette signature esthétique tout aussi atypique (plans fixes, rigueur du cadre, emploi d’acteurs non professionnels), permettant de porter un regard différent sur l’Homme, exempt de jugement moral, mais riche de considérations philosophiques ou existentielles. Une ligne directrice annoncée par ce titre convoquant l’utopie christique, cette compassion ultime suffisamment puissante pour saisir l’Homme dans toute sa complexité et son ambivalence, pour apprécier la beauté d’une vie dissimulée derrière le paravent de l’évidence.

Une évidence qui a des airs de misère, comme le laisse entendre ce prologue suivant une mobylette roulant là où personne ne roule, traversant des territoires où personne n’habite, s’enfonçant dans des lieux dominés par la déshérence et l’ennui. L’Équipée sauvage, selon Dumont, nous livre alors le spectacle pathétique promis aux Terriens sans terre, aux humains sans racines : Bailleul, petit bourg perdu au milieu d’un grand nulle part nommé Flandres, manque de tout, de couleurs, de voitures, de rires, de pleurs, d’éclats de voix, de vie tout simplement. Même le café, épicentre traditionnel de la vie locale, tourne à vide, le culte de la télévision ayant condamné les discussions de comptoir, les gestes de solidarité, les simples échanges entre vivants. Bien que sa méthode ne soit pas encore totalement maîtrisée, Dumont pointe déjà du doigt ce milieu pernicieux qui prive l’individu de l’essentiel : Bailleul, comme tant d’autres villes, est un lieu pénitencier où les habitants vivent en vase clos, où le béton mure les horizons, où les chemins empruntés tournent invariablement en rond. Subtilement, l’échec du lien social se dessine à l’écran, les spectacles dits populaires ne faisant plus recette (on se cloisonne seul devant sa TV, on ne se réunit plus pour assister à une fanfare ou à une course cycliste), contrairement à l’ostracisation qui a de beaux jours devant elle (on rejette “l’autre”, celui qui ne fait pas partie de la bande, celui qui a une couleur peau différente...). À l'instar des pinsons de Freddy, l’Homme est réduit à l’état d’animal en cage, coupé de la nature environnante et de sa nature profonde.

Un élément, cela dit, pourrait favoriser la levée de barrières et le rapprochement vers autrui, c’est l’émotion ou le sentiment amoureux. Mais là aussi l’individu s’apparente bien souvent à un bagnard en captivité, en restant soumis à ses pulsions libidinales et en étant incapable d’accéder à une véritable maturité émotionnelle. Ainsi, de la même façon qu’il appréhende son environnement, pensant l’envahir avec son bolide dérisoire, Freddy considère le corps féminin comme un territoire à posséder ou à conquérir, un objet à déflorer instinctivement ou à profaner sans remords. La jouissance est éphémère, l’ancrage au réel l’est tout autant : si ses sentiments pour Marie sont sans doute sincères, il n’arrive jamais à dépasser ses pulsions et ne trouve comme exutoire que le lynchage et le crime. L'impossibilité du partage (de sa joie, de ses envies, de sa souffrance...) le condamne à la médiocrité et au délictueux, l’empêchant finalement d’accéder à une vie épanouie. Malicieusement, à travers la scène de l’interrogatoire par le gendarme, Dumont prend à partie son spectateur : qui est responsable du crime ? Qui est coupable de la détérioration de l’humanité en ces lieux ?

Une réponse que l’on peut trouver si on transcende les évidences, si on s’élève au-dessus de la nasse médiocre et abêtissante. C'est là où le titre prend tout son sens, où le cheminement initiatique de Freddy le conduira vers la rédemption après avoir éprouvé la souffrance de la chair, la sienne (l’épilepsie) comme celle d’autrui (le sarcome de Cloclo), favorisant l’émergence d’une empathie et d’une parole bienveillante : après la visite silencieuse au mourant, c’est l’humanisme qui s’exprime (enfin) de la plus belle des façons à travers le soutien apporté au frère endeuillé... l’élévation, “la résurrection de l’humain”, c’est aussi le lien retrouvé avec la nature, avec sa nature, lorsque les amoureux prennent de la hauteur, en télésiège, et expriment une émotion authentique ; ou lorsque Freddy, allongé sur le sol, fusionne avec l’élément naturel (la végétation et les insectes le recouvrent), trouvant dans le ciel les motifs de sa propre rédemption. Une image très forte qui évoque aussi bien le cinéma de Dreyer (le visage expressif de Falconetti dans Jeanne d'Arc), de Fellini (les larmes de Zampano dans La strada) que de Louis Malle (la similitude entretenue avec Lacombe Lucien), et dont l’intensité troublante servira de fil directeur à l’œuvre de Bruno Dumont.

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le 13 août 2023

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Procol Harum

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