« Au fond de l’inconnu pour trouver du nouveau »

Festival Sens Critique, 15/16

Patrick s’est tiré une balle dans la tête.
Dans la grande maison de famille ou tous les cousins arrivent, on attend. On ne sait d’ailleurs pas trop ce qu’on attend : qu’il meure, qu’il s’en sorte… qu’il se passe quelque chose. De Patrick, on ne verra rien, sinon des clichés radiographiques, petits taches blanches dans une cavité crânienne, version clinique de l’indicible.

Sur cette latence morbide, la vie des vivants se déroule, presque normale, assez irritante.

D’un côté, la jeunesse, qui se pare dans l’impertinence propre à son âge, avant tout préoccupée de laisser voir sa nonchalance et sa désinvolture. Ambiance scout, ce sont avant tout des scènes collectives, de dortoir ou de foot, de mise en place des lits sur lesquels on se vautre pour discuter sans véritable fil conducteur. Les jeunes filles se distinguent, annonciatrice du rôle dévolu aux femmes dans les futurs films du réalisateur, particulièrement Un conte de Noël : pièces rapportées, (Devos), en plein questionnement sur une éventuelle grossesse (Denicourt), elles posent de grands yeux interrogateurs sur la collectivité.

De l’autre, le monde des adultes, plus pétrifié, qui tente encore de rire de ce reste de jeunesse éclatante, avec laquelle les rares échanges virent à l’affrontement tendre sur fond de blasphème et de dérision des vieilles traditions. Et au milieu, discrète encore, la figure de la mère, explicite et effrayante, digne de pitié comme de révolte.

Une scène particulière établit le programme du cinéma insolent du jeune Desplechin : la mise en voix du « Voyage » de Baudelaire. Avec une certaine dérision tout d’abord, on entame la récitation d’un ton scolaire et affecté de ce poème qui se propage d’un individu à l’autre, au gré d’une scène triviale incongrue et dissonante : on essuie la vaisselle, on fume, on fume, on mange, on s’interrompt ; les quatrains sont rompus, la tonalité diffère, mais les vers se déroulent tout de même, et le sublime adieu de Baudelaire, dans ce poème final des Fleurs du Mal, dit, toute proportion gardée, le tragique de l’instant. Sous le vernis d’une troupe un peu poseuse et surtout maladroite, la vie fait son œuvre.

[Spoilers]
Au matin, enfin, un moment intime entre le père et la fille, qui n’est pas sans rappeler l’une des plus belles scènes de A nos amours, au milieu de la nuit, entre Pialat et Bonnaire.
Patrick est mort, et l’attente avec lui.
De lui, nulle trace, mais de la vie qui continue ou s’annule, au choix, une maculation des draps pour sa sœur.
On essaie bien, avec tendresse, de jouer encore la désinvolture avant que toute la collectivité ne s’éveille, entre initiés de la terrible nouvelle.

Mais ce qui reste, c’est le silence, dans lequel on mord ses poings pour ne pas hurler de douleur.
Sergent_Pepper
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le 8 janv. 2014

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