Après avoir remporté le Prix Un Certain Regard lors du dernier Festival de Cannes, La vie invisible d’Eurídice Gusmão sort maintenant ce mercredi 11 décembre. L’histoire de deux inséparables sœurs à Rio de Janeiro dans les années 1950 qui se retrouvent pourtant obligées de vivre séparées.


Avant que le discours féministe n’imprègne le cinéma plus globalement, le mélodrame était le seul genre qui donnait de l’importance à l’expérience spécifique d’être une femme. Karim Aïnouz est conscient de cet héritage dans son adaptation du roman éponyme de Martha Batalha autour de deux sœurs qui, au Brésil dans les années 1950, voient leurs trajectoires vitales s’éloigner malgré elles. Une façon de présenter les conditions patriarcales d’existence qui finiront par marquer le destin de ces deux sœurs, Guida et Eurídice Gusmão. Si différentes et en même temps si soumises au même joug machiste, elles vivront, malgré elles, séparées à vie à cause de la volonté des hommes qui les entourent, incapables d’un minimum d’empathie face à la douleur qu’elles ressentent dans cette absence réciproque.


Rainer Werner Fasssbinder, l’un des grands maîtres du mélodrame postmoderne a dit que « l’amour est le plus insidieux et efficace instrument de répression sociale ». Le scénario de La vie Invisible d’Eurídice Gusmão se situe pleinement dans cette logique en montrant que, que ce soit pour des fantasmes romantiques ou par commodité, la femme a souvent été la partie lésée en matière de sentiments et de choix de vie de couple. Dans l’histoire d’Aïnouz, Guida incarne l’aspect passionnel de l’amour tandis qu’Eurydice est cérébrale et pratique. Eurídice devient l’image même de la femme au foyer enfermée dans son rôle de maîtresse de maison alors que Guida doit faire face à toutes les difficultés inhérentes à sa situation de mère célibataire. Mais ni l’une ni l’autre ne pourront s’émanciper des structures qui ont construit un véritable mur entre elles. Le film s’ouvre d’ailleurs magnifiquement, avec Eurídice et Guida assises ensemble sur une plage rocheuse. Elles se perdent ensuite, l’une et l’autre, dans la forêt tropicale qui les entoure comme prises en otage par cette nature sauvage, avant une tempête dans un ciel rose profond. Ouverture métaphorique puissante pour dire précisément les rôles oppressifs de genre qui mettent fin à leur étroite sororité. Mais s’ajoute ici, ce qui est sans doute la plus belle idée du film, le fait de superposer sur cette réalité douloureuse les fantasmes que chacune des deux héroïnes entretient au sujet de la vie de sa sœur. Toutes deux chérissent l’image d’une « vie invisible » de l’autre comme une forme d’échappatoire à leur propre existence. Il faut reconnaitre en plus que le film bénéficie de la présence de Carol Duarte et Júlia Stockler, dans les rôles respectifs d’Eurídice et Guida, toutes deux récentes arrivantes sur le grand écran, qui fournissent ici un travail remarquable et font preuve d’un jeu d’une grande précision.


Tous ceux qui connaissent déjà l’œuvre d’Aïnouz savent que l’on pouvait s’attendre avec lui à une expérience sensorielle florissante, et c’est ainsi que cette histoire déchirante devient un rêve éveillé, saturé en son, musique et couleurs pour s’adapter à la nécessaire profondeur de sentiments. Une ambiance générale enveloppé d’une émotion typiquement brésilienne de mélancolie qu’est la saudade, mais soutenu en plus par une expression de chaleur et de solidarité qui semble présente même lorsque toute connexion physique entre les personnages centraux a été brisée. Comme tout vrai mélodrame, La vie Invisible d’Eurydice Gusmão est un film qui travaille clairement avec l’émotionnel, bien qu’Aïnouz, par contre, le fasse d’un point de vue esthétique traditionnel et en même temps un esprit novateur. Comment ne pas évoquer ainsi la scène où les deux femmes manquent de se croiser dans un restaurant… Par le suspense sentimental qu’elle ménage au moyen d’un découpage virtuose, puis d’un ralenti parfaitement maîtrisé, se révèle une vraie variation contemporaine impeccable du genre. Cette revisite du mélodrame passe par le récit des troubles qui est raconté à travers l’utilisation classique des lettres envoyées par les sœurs, lues à voix haute, mais aussi en s’ouvrant à des images plus modernes, des scènes nocturnes illuminées par des néons (une brillante photographie d’Hélène Louvart) et des passages très sensuel, rappelant parfois le cinéma de Wong Kar-wai. On appréciera aussi grandement la partition pensive du compositeur allemand Benedikt Schiefer qui vient amplifier les moindres moments d’émotions et habiller les silences de l’histoire.


La vie Invisible d’Eurydice Gusmão n’est pas non plus seulement une sorte de symphonie miséreuse. Des éclairs de joie et de camaraderie éclairent souvent la mise en scène. Avec l’exemple de Guida qui se construit une nouvelle vie dans les bidonvilles brésiliens, aux côtés de Filomena (Bárbara Santos), une ex-prostituée qui devient son nouvel ange gardien. Si elle doit affronter des épreuves plus difficiles que sa sœur, elle parvient malgré tout à trouver son propre bonheur. Et en ce sens, Aïnouz propose également là un beau témoignage de résilience de femmes dans une société où tout peut naturellement se liguer contre elles. Une approche qui ouvre d’ailleurs à un bouleversant final, sur lequel je ne dirai rien, mais qui est un vrai et doux moment de bonheur cinématographique.


Tout à fait sincère et déchirant, La vie invisible d’Eurídice Gusmão est une grande fresque mélodramatique pleine de performances brillantes, d’émotions passionnantes et de nuances subtiles. Mêlant classicisme et esprit novateur, Aïnouz nous offre un merveilleux mélodrame pour ce 21ème siècle, une histoire élégante et émouvante sur deux femmes qui luttent pour construire leurs vies.

GadreauJean-Luc
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le 12 déc. 2019

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