La Grande Bellezza, ou Le Grandi Bellezze ? À première vue, Sorrentino veut passer en revue toutes les “grandes beautés” qui lui passent sous la caméra : la Rome religieuse, la Rome du touriste, la Rome ancienne & celle du divertissement, du street peek au strip tease, bref : la Rome qui nous avale. À en croire les mondanités, ce sont d’ailleurs les touristes qui sont devenus ses meilleurs habitants. Mais qui sont ces mondains tirés du Néant flaubertien qui paresseusement pérorent & dont les sorties oiseuses à vous faire douter du sens de la vie deviennent les plus belles lignes du film ?
Sorrentino adopte le thème de la beauté cachée pour la faire rentrer dans des petites cases snobs, où elle se sentira bien sûr à l’étroit. L’étude est en de nombreux points similaires à La Dolce Vita de Fellini (oui, rien de moins, & vous devriez lire ma chronique dessus si ce n’est pas déjà fait parce qu’elle est vraiment bien), qui partage avec lui le culte littéraire des bonnes manières & le don presque irritant de faire passer l’ennui pour une denrée chic, ainsi que le même lent crescendo dans les non-sens (mais aussi la grâce & l’harmonie) de la religion. Toni Servillo, “Roi des Mondains”, contemplera également l’endroit-même où Fellini entrait dans la ville par un embouteillage dans Roma, de l’autre côté du Colisée, comme rêvassant de l’idée quasiment illusoire, en ce qui le concerne, d’en sortir. Rome l’a avalé.
Le réalisateur semble vivre l’image comme de la musique, tournant à volonté de longues séquences aussi denses & volatiles que des clips musicaux (je l’avais déjà remarqué dans Les Conséquences de l’amour), qui pourtant nous baignent d’une nostalgie pour des lieux & des époques qu’on a jamais connus et dont seuls les Romains (ou les spectateurs de La Grande Bellezza) peuvent sentir les effluves.
À la fois plus éloquente qu’un Fellini & plus apparentée à une recherche romanesque de la pureté, l’œuvre de Sorrentino fait de Rome, dans les yeux de celui qui la contemple, de nouveau l’antique capitale de l’art, celle qui vit dans le cœur du Romain, qui devient le Romain. Un personnage dénommé Romano – Romà de son diminutif – dit en quittant la ville : “Roma me ha molto deluso” : “Roma m’a beaucoup déçu”. Dit-il Roma ou Romà ? La ville l’a-t-elle déçu ou s’est-il déçu lui-même ? Cela revient au même, car l’homme qui habite Rome devient Rome. Rome l’a avalé.
Le film est juste un peu instable sur la durée car le renouvellement constant du thème revient parfois à discuter de ce qu’on ne connaît pas (comme le mondain) quand on pourrait se taire & regarder (comme l’écrivain), & puis les petites cases ont leur limite même lorsqu’on doit s’en moquer, ce qui endommage la mélancolie de son magnifique générique de fin sur fond entièrement filmé (c’est rarissime), mais l’œuvre peut compter sur Toni Servillo qui, 53 ans après Mastroianni, est le “second premier” paparazzo de l’Italie, le témoin muet de l’inanité qui passe, qui passe… pour un ingrat & dont nous sommes faits seuls garants de sa justesse d’esprit, entre l’hypocrisie & sa déconstruction. Rome nous a avalé.
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