Je voudrais mettre plus de 10, mais ce n'est pas possible. Si vous craignez les dithyrambes, passez votre chemin : je m'en vais célébrer l'un des plus grands et des plus beaux films de ces dernières années et ne compte pas verser dans la tiédeur.


La Grande Bellezza est une expérience sensorielle et intellectuelle à nulle autre pareille dont il serait impossible de dresser un compte-rendu exhaustif ni souhaitable d'en recenser chaque merveille. Paolo Sorrentino est sans doute l'un des plus talentueux réalisateurs actuels qui, à chaque film, propose un exercice de style à la fois visuel, littéraire et existentiel ébouriffant.


Mais celui-ci reste son Grand Oeuvre, celui qui dit absolument tout de ses obsessions en tant qu'artiste et homme, sans doute : la mélancolie du temps qui passe, l'amitié qui console, la difficulté d'être dans un monde au visage changeant. Il assied son film de 2013 dans la capitale italienne, à deux pas du Colisée où son personnage principal, un écrivain manqué et journaliste à succès, Jep Gambardella, coule des jours oisifs et contemplatifs au sein de son fastueux appartement. Entre le negotium et l'otium - pour reprendre un peu de latin, cher à ce film - Jep a choisi :



Je n'en peux plus de perdre du temps à faire ce que je n'ai pas envie de faire.



Le cadre italien, aux somptueux décors historiques merveilleusement mis en lumière, donne toute sa profondeur à la réflexion. Dès le début, nous sommes plongés au cœur des monuments sacrés traversés de touristes et d'où parfois, s'échappe un chant lyrique qui nous transcende. Sorrentino dit bien ici l'âme italienne, son histoire artistique et religieuse, en quelques plans très amples, qui embrassent la ville sur fond de musique d'église. La scène suivante nous invite dans une soirée où les excès, le bruit, la nudité et le sexe se mêlent dans un joyeux bordel : l'anniversaire de Jep, tous sourires face à ses amis excentriques mais au fond, assez seul et mélancolique au beau milieu de cette foule déchaînée.


Ces deux premières scènes résument la thèse du film : cette ville mystique traversée d'Histoire et de sacré est aussi le lieu de toutes les dérives païennes du présent qui cohabitent tant bien que mal avec son passé. Il faut voir Jep déambuler avec sa classe éternelle le long du couvent, regarder en souriant les nonnes qui courent dans le jardin à la française pour comprendre la dichotomie de l'âme : l'aspiration au calme, mais le goût pour la fête.


Le film tourne autour de ce personnage (incarné par le si divinement charismatique Toni Servillo) qui se dit destiné à la sensibilité, destiné à être écrivain et qui parvient mieux que tout autre à capter, à capturer l'air de son temps et à comprendre les turpitudes de ses semblables. Son cynisme reste bienveillant, il cherche toujours à faire réagir, réfléchir son interlocuteur : c'est son petit côté socratique.


Il est traversé de questions sur sa propre identité, ayant conscience du temps qui passe, des questions qui demeurent toujours sans réponse (et que même la sainte de la fin ne saurait éclairer - qu'elle a même tendance à vouloir opacifier en riant), de la mort qui s'approche et dont il refuse la réalité, par ses fêtes, ses excès, son entourage qui défie l'âge à coup d'injections de botox - jusqu'à ce que la Grande Faucheuse vienne se rappeler douloureusement à lui par l'entremise d'un de ses amis.


Le moment où il porte le cercueil et fond en larmes est l'instant où il fend l'armure : où l'homme prend conscience que lui aussi est voué à achever sa folle course, aussi frénétique ait-elle été, entre quatre planches.


Je voudrais décerner un Oscar à la photographie signée Lucas Bigazzi et qui est pour moi ce qu'on peut faire de plus beau, de plus somptueux : rarement la nuit romaine aura été captée avec autant de grâce, de classe et de poésie qu'avec lui. Il faut voir Jep et Ramona déambuler dans le jardin autour de leur soirée, l'éclairage parfaitement dosé d'ombres et de lumières de leur visage...


J'allais oublier de dire que La Grande Bellezza est une forme d'opéra total, qui bénéficie d'une mise en scène absolument spectaculaire, qui ne recule devant rien pour nous éblouir, pour nous montrer La Grande Beauté du titre, allant jusqu'à nous faire parcourir nocturnement les plus beaux palais romains, insistant sur les peintures des grands maîtres comme autant de rencontres entre ce qui fut et ce qui est. Donne-moi quelque chose qui ne meure pas pour reprendre le titre d'un ouvrage de photos magnifique entre l'écrivain Christian Bobin et Edouard Boubat : cette phrase pourrait correspondre à La Grande Bellezza qui répondrait que la grâce ne saurait périr. Que dans l'être humain il y a cette part de sacré inaliénable qui traverse l'histoire des siècles (et que la scène de Santa Maria en position de gisant exprime très bien) et qui le renvoie à sa condition, l'interroge sur ce qu'il peut ou doit laisser... Les questionnement suscités par cette oeuvre sont infinis.


Et puis : double cerise sur le gâteau, Sorrentino est un réalisateur italien qui connaît la littérature française (il cite Breton, Proust... Quel bonheur, quelle élégance) et qui a un goût très sûr pour la musique. La bande-originale de ce film est un petit bijou qui mélange chants sacrés, musique classique, électro, latino, qui vous donne envie de danser ou de vous recueillir selon les instants, mais qui dans tous les cas, vous prend aux tripes et vous donne envie d'aimer la vie.


La Grande Bellezza prouve qu'un film peut dire tout, avec maestria. Dire la mélancolie des années qui défilent et en même temps, célébrer la vie qui reste et ses joies inattendues. Montrer l'art qui a traversé le temps et prouver ainsi que nous pouvons laisser une trace ici-bas. Que notre passage ne fut pas vain et que c'est sans doute les rares et fugitives éclaircies de beauté qui lui donnent tout son prix. Malgré les regrets, les douleurs, le sentiment prégnant de solitude et la mort qui nous attend : rien ne vaut la vie.


Chef d'oeuvre absolu.

Créée

le 22 avr. 2017

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