La guerre de la TNT
La guerre de la TNT

Documentaire de Bertrand Delais (2011)

Décryptage d'un pseudo-décryptage

La chaîne du "Savoir" nous livre un documentaire sur la petite histoire de la TNT racontée par les plus grands directeurs de chaînes eux-mêmes, mettant en valeur leurs stratégies et leurs différends. Autrement dit : le bilan tout à fait banal d'un épiphénomène de concurrence et de concentration sur fond de guéguerre de personnalités. Personnellement je m'attendais à un exposé audacieux. J'ai été déçu. Étant assez friand de critiques de médias, l'emballage accrocheur de ce documentaire (qui est tout sauf critique) m'a attiré. Je me suis laissé bercé, une fois de plus, par l'illusion qu'une critique des médias puisse émerger d'un grand média lui-même.

C'est un documentaire en deux parties qui laisse environ les trois-quarts du temps de parole à Nonce Paolini (PDG de TF1) et à Nicolas de Tavernost (DG de M6). Aucun son de cloche dissonant n'est présent, mis à part ceux de Patrick de Carolis et son successeur Rémy Pflimlin, le PDG de France Télévisions (choisi par Sarkozy, donc) et à qui on doit "C'est mon choix" et "Plus belle le vie" : comme contradicteurs on a vu mieux ! Le réalisateur, lui, ne se mouille pas : sa voix off se résume à une rôle d'arbitre.

Ce qu'on ne voit pas dans ce documentaire :
- le CV de chaque intervenant (y compris ceux du réalisateur et de la société de production)
- la mise en valeur des cercles et réseaux de connivences entre politiques, directeurs de chefs d'entreprise et membres du CSA.
- les phénomènes des chaises tournantes entre des sociétés publiques, privées et le gouvernement.
- des informations compromettantes sur l'un des acteurs du marché de la télévision
- des contradicteurs indépendants

Donc, je me permets de faire les présentations :

- La société de production, 2P2L :
Société qui a vu le jour avec la production du documentaire "Les yeux dans les bleus", le célèbre brûlot engagé et subversif (...ou alors je confonds avec autre chose). 2P2L se présente comme étant un "véritable précurseur" (comprendre : on joue sur l'effet de buzz sans jamais se faire griller auprès de nos clients), jouent la carte de "l'éclectisme des genres" (comprendre : large bouquet de produits commerciaux), se dit "engagé" (comprendre : on propose des titres accrocheurs du style "Comme un coup de tonnerre" ou "2013 la fin du pétrole"), promeut la "diversité" (comprendre : on ratisse large avec des programmes de divertissement pour les jeunes sur Gulli et TF1), et a "le souci (...) de fournir du contenu dont chacun tire réflexion et richesse..." (ici les clients Lagardère, Canal+ et SFR n'ont retenu qu'un seul mot : "richesse" !). 2P2L se présente comme étant "précurseur" mais ne fait que simplement s'inscrire dans l'effet de mode et dans la réponse à la demande de gros groupes de médias dominant le marché. En fait, 2P2L propose et place des produits (y compris ce documentaire) dans ce joyeux bordel qu'est le bouquet de chaînes TNT où se joue une féroce concurrence.
En résumé : espérons que le réalisateur qu'on a choisi sera prédisposé à accompagner nos choix économiques et ne nous mettra pas en défaut sur l'un de nos contrats avec France Télévisions, TF1 ou Canal+.

- Le réalisateur, Bertrand Delais :
La tendance politique de Bertrand pourrait être quelque chose comme : "bayrouiste qui attend le retour de Mitterrand sur Terre" (c'est ce qui ressort de son blog). 2P2L a sûrement apprécié son point de vue très modéré afin qu'il aborde, sans faire de vagues, un sujet aussi délicat que celui des médias. Bertrand est tout sauf indépendant, de plus il est journaliste multicartes : il est chroniqueur sur RTL et... i-Télé. Voilà un deuxième indice : on comprend maintenant pourquoi il a laissé une grande place à TF1 et M6 dans son documentaire, c'était pour ne pas à avoir à critiquer son patron de Canal+ (proprio de i-Télé), qu'il présente comme étant le nouvel "arbitre" du conflit dans cette concurrence sans merci. Le montage est évocateur : le dernier mot est, à chaque chapitre, laissé à une personnalité de France Télévisions (qui diffuse le documentaire). Vous l'aurez compris, la devise de Bertrand Delais est : "objectivité, impartialité, indépendance et audace".

Le documentaire nous apprend que :
- la stratégie marketing de tous ces grands groupes est vraiment féroce (j'en suis resté bouche bée)
- c'est un monde de requins prêts à tout pour rester ou devenir n°1 du marché (là je suis tombé de mon siège)
- chacun cherche à se faire un maximum de blé (j'en suis tombé à la renverse)
- la télé-réalité et le football sont les deux plus gros ramasse-fric existants (là je me suis évanoui)
- on a pas le choix, c'est comme ça et puis c'est tout...
...Merci Bertrand, 2P2L et France 5 pour cette fine analyse ! Ca mériterait un prime time.

L'apparente limpidité dissimule, par des oublis volontaires, des erreurs d'objectivité :
Si le réalisateur avait soigneusement introduit les intervenants qu'il interviewe (en particulier Baudis, Pflimlin, Albanel, Bouygues, Lagardère et Bolloré), quelques minutes et un simple schéma (illustrant par exemple le jeu des chaises musicales au sein de réseaux de connivences et cercles d'influences) auraient suffit pour faire un exposé efficace de la concurrence et des concentrations dans les médias. La rétention volontaire d'informations a un nom : l'auto-censure.
Des questions plus pertinentes auraient pu faire émerger le véritable enjeu autour de la TNT, qui aurait pu être le point de départ d'une réflexion intéressante. A aucun moment il n'est proposé au spectateur des armes de réflexion qui pourraient remettre en cause ce système détestable et décrit comme "inévitable" par le réalisateur.

Exemple : aucun mot sur Lagardère, pourtant l'un des principaux lobbyiste et passé maître dans l'art de concentrer des médias. Pourquoi ? Le réalisateur n'allait quand même pas taper sur l'un des principaux clients de la société de production : le Groupe Lagardère. Les autres clients s'appellent Canal+ et... SFR, deux concurrents de Orange, opérateur qui (pour d'autres raisons) est loin d'être mis en valeur dans le documentaire. Le réalisateur aurait ainsi pu introduire Christine Albanel (alors directrice exécutive chargée de la communication chez Orange) comme étant une ancienne ministre qui, ayant bénéficié au passage d'une exception de la loi pour éviter la prise illégale d'intérêt (et deux ans de prison), n'opposera pas une féroce concurrence à ses anciens amis. Ce genre d'exemple est légion dans les médias, ce n'est pas ce qui ressort de ce documentaire.

Comme le soulignait l'écrivain Robert Musil : "Pour on ne sait qu'elle impondérable raison, les journaux ne sont pas ce qu'ils pourraient être à la satisfaction générale, les laboratoires et la station de l'esprit, mais des bourses et des magasins". On peut facilement étendre cela à tous les grands groupes de médias modernes, qui ont aujourd'hui "fermé l'espace du possible" (expression chourée à Pierre Carles).

A mon avis, il vaudrait mieux considérer ce documentaire consensuel et dépouillé comme une pièce à conviction du procès du journalisme. Je parle de ce journalisme très vendeur qui fait semblant d'analyser ou de critiquer et dont quelques grandes chaînes sont friandes (en particulier Arte, Canal+ et parfois France Télévisions). Aujourd'hui le périmètre de liberté d'un journaliste est défini par cette question : "Dans quelle mesure peut-on investiguer sans égratigner la main qui vous nourrit ni compromettre un réseau d'amitiés ou de connivences de plus en plus enchevêtré ?". "La guerre de la TNT" est en quelque sorte un contre-exemple de journalisme : c'est tout l'inverse de ce que l'on apprend à faire en école de journalisme.

Le documentaire se termine sur une non-ouverture inintéressante au possible sous forme d'une question : "Certains opérateurs sont condamnés à disparaître, mais lesquels ?". La réponse à cette question élèvera certainement en prophètes les futurs grands gagnants de la concurrence qui diront : "Je vous l'avais dit !". Et ceci est tout à fait compatible avec la démarche de la totalité des journalistes de l'audiovisuel, à savoir : suivre les fluctuations du courant et se contenter de les décrire sans jamais se mettre en danger. Les détails compromettants seront laissés à la presse satirique, que plus personne ne lit et ne cite. Les gens veulent du spectacle : c'est d'ailleurs l'habituelle rengaine servie dans tous les médias dominants par des passe-plats qui ne créent pas l'info mais qui la relayent et retravaillent son emballage dans l'unique but de la rendre théâtrale. Grand match ce soir : TF1 et M6 vs France TV, arbitré par Canal+ !! Le réalisateur et la production se sont pris, finalement sans trop de surprise, au jeu de la concurrence qu'ils étaient censé décrypter. Je ne peux donc pas mettre la moyenne à un telle production.

Il serait faux de dire que Bertrand Delais enfonce des portes ouvertes. En fait il se contente uniquement de décrire les effets "en surface" d'un mécanisme qu'on connaissait déjà. Personne ne peut le contredire, ça non. Mais le résultat n'a juste que peu d'intérêts. Il faudrait beaucoup plus d'audace pour en faire un documentaire de qualité. Et aujourd'hui vraiment personne dans les médias n'ose se retrousser les manches pour faire ce simple mais ingrat travail d'investigation. En attendant, on nous propose des pseudo-décryptages et des fausses enquêtes, mais toujours dans son empaquetage tape à l'œil et accrocheur.
On ne peut pas dire que Bertrand Delais soit un imposteur : il reste dans le rang, bien sage et confortablement à sa place. C'est pour cela que France 5 et 2P2L rappelleront assurément ce gentil, modéré et inoffensif réalisateur qui ne dit du mal ni de ses employeurs ni de ses clients et qui se censure tout seul, comme un grand.
DZ015
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le 29 nov. 2011

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