Le film doit être repris dans l'ordre détaillé où on le voit, car il restitue à merveille le renversement majeur du film et ses émotions.
La première partie présente le Dr. Robert Ledgard, scientifique borderline ayant perdu sa femme et sa fille, et qui utilise la science pour conjurer le sort : une peau plus dure pour protéger l'humanité. Puis on voit le docteur chez lui dans sa grande demeure, d'abord avec des plans très serrés : la porte d'une pièce à laquelle il a accès mais où il n'ose pas entrer, et une autre pièce juste à côté, où il peut justement observer la pièce tabou grâce à un écran immense. Sur cet écran, il peut longer la silhouette d'une femme à côté, la regarder longuement. Sa première envie vient de ce mode voyeur, aussi très proche de la découverte de quelqu'un d'autre : on l'approche par l'image. Qu'est-ce que je regarde? Qu'est-ce que ça me fait? A quel moment dois-je arrêter de regarder? Le docteur la met derrière un écran sous surveillance, à la fois pour la garder à lui et pour s'en protéger, sans savoir et sans déterminer à l'avance comment / dans quelle direction son regard doit changer. Comme une forme exagérée d'impartialité scientifique. La pièce et l'écran sont une passerelle vers ces changements imperceptibles d'attitudes. Imperceptibles pour le docteur lui-même puisqu'il s'est mis dans une situation telle qu'il y a un lien direct entre : 1/ ce qui arrive derrière l'écran, il en voit une partie : celle que l'écran perçoit et lui permet de voir ; et 2/ ce qui lui arrive à lui, il n'en voit également que ce que sa conscience lui permet de voir après coup. Pour que ces deux versants convergent, le docteur va vouloir augmenter la synchronisation entre eux, va vouloir rapprocher les deux réalités. Le moyen est d'aller voir, de se confronter à la chair derrière l'écran. Il a en effet pu/cru distinguer les changements, et cette réalité s'est déroulé en même que lui, avec lui, il a alors toutes les raisons de penser qu'il y a trouvé/construit sa place. Le besoin d'accrocher (de toucher) ce qu'il y a juste derrière la paroi de l'écran, "à l'intérieur" de l'écran, est présent. Si folie il y a, on voit donc qu'elle concerne avant tout le domaine intime et pas seulement le domaine scientifique. Un plan intermédiaire le montre lui et sa mère regardant Vera (la femme observée) sur des mini-écrans dans la cuisine. On revient donc ici à une vision extérieure qui se veut scientifique : le cobaye qu'on voit évoluer dans son milieu.
Du point de vue de Vera, on la voit errer dans sa pièce, à la recherche de repères spatio-temporels : elle reçoit par une trappe de la nourriture, des vêtements…la sensation extrême de servitude dans cet espace clos est palpable, et on sait qu'elle a tenté de se suicider. Espoir vain de se "libérer" qu'elle réitérera par la suite en s'échappant et se tranchant la gorge, aussitôt recousue par le docteur. Le regard de Vera à ce moment là est désemparé, elle est livrée au docteur, en proie à ce qu'il décidera de faire d'elle. Elle abdique à l'extérieur. Lorsque la mère du docteur (Robert) lui dit que Vera ressemblent "comme les précédentes" à sa femme disparue, Robert s'énerve. Après avoir tué son frère qui vient de coucher avec Vera, Vera "semble prête" à accepter Robert. C'est Vera qui fait le premier pas face à un Robert qui n'a jamais voulu obligé Vera en personne. Le lieu d'enfermement était simplement une obligation de conditionnement pour qu'elle puisse accepter sa présence et répliquer l'affection de sa défunte femme. En faisant ce premier pas qu'il n'osait pas faire -ne voulant pas la forcer-, elle lui "confirme" quelque chose, comme une possibilité de confiance. Il a honte. Il regarde l'écran et dit à Vera : "Tu es libre à présent, l'expérience est terminée". Elle peut s'en aller. Seulement Vera a tellement été conditionnée à accepter son destin ici qu'elle lui répond : "Et ensuite quoi? (…) On pourrait vivre ici, comme un couple". L'espoir qui avait été noyé par la culpabilité refait surface pour Robert, qui croit en ces mots, même si lui-même ne sait pas exactement où cela peut mener, puisqu'il ne faisait que poursuivre une expérience qui lui a échapper mais qui semblait arriver à son terme. Il ne sait pas exactement ce qu'il peut trouver avec Vera, avec la Vera derrière l'écran. Une expérience s'est simplement déroulée, des changements à distance se sont opérés. C'est Vera qui fait le pas supplémentaire pour que la réalité en retienne quelque chose, pour malgré tout recréer des repères et du réel quelque part là où pour elle l'espace avait fini par se vider.
La dernière scène de ce début de film se déroule au présent, on y voit Robert et Vera au lit, et Vera a mal. Robert lui dit qu'il attendra le temps nécessaire, car il ne veut surtout pas la presser, qu'elle se sente mal à l'aise.
Quatre ans en arrière, on se retrouve à une soirée de gala où Robert est venu avec sa fille, sa fille qui est accompagnée d'un groupe d'amis, et qui est attiré par un garçon de la soirée. On suit le regard de Robert qui, derrière un groupe de garçons, se faufile dans la foule des gens qui dansent au milieu de la grande salle. Sa fille (Nora) apparaît. La ressemblance avec la femme de Robert est frappante. Robert voit apparaître sa fille, avec un regard plein d'innocence et de joie étrange, et un sourire direct qui serait trop appuyé si il n'était pas aussi sincère et inattendu pour elle. Elle vient de croiser le regard du fameux garçon qui l'attire. Devant tant d'innocence, on ne peut s'empêcher de penser à Vera, qui est devenue l'exacte opposée. L'expérience que Robert lui a fait subir a éliminé de force toute parcelle d'innocence en elle, alors qu'à la vue de Nora, on devine que le but de Robert était justement de recréer en partie cette innocence, ce visage innocent inoubliable. Suite au sourire de Nora, le garçon (Vicente) et elle sortent. Pendant qu'ils discutent, on constate que Nora est sous médicaments, dans un état de base type antidépresseurs qui la détache des implications et sous entendu de la réalité du moment. Il y a un décalage important entre une Nora médicamenteuse et un Vicente déchiré par l'alcool. Nora ne sait pas à quoi s'attendre et est à fleur de peau du fait des médicaments. Quand Vicente se prépare à lui faire l'amour, Nora percute soudain ce qui est en train de se passer. Comme si tous les prémisses avaient été ignorés (charme du garçon) et distillés dans une sorte d' "éther" créé par les médicaments, où la réalité n'a pas vraiment prise. Rien à l'extérieur, juste un émerveillement intérieur hors du temps rendu excessivement constant par des médicaments. Quand seuls restent la sensation de Nora et de son propre univers tout va bien, mais Vicente essaie de s'introduire physiquement en Nora, d'où la violence abrupte du choc, l'incompréhension d'un corps qui n'a rien à faire là. La dimension physique de Nora est en effet complètement anesthésiée par les médicaments : le corps est maintenu à distance, les pensées n'ont plus à se préoccuper de sensations physiques…jusqu'à ce que le contact soit effectif et dès lors dramatique. C'est l'affolement pour Nora, en proie à des sensations corporelles si brutales, si déplacées qu'une simple claque de Vicente suffit pour qu'elle s'évanouisse. Lorsque Robert la réveille, il n'y a plus que le souvenir de ses sensations intenables. Robert est le premier à apparaître devant elle au moment où ces sensations lui revienne en mémoire et en chair, et l'image de Robert se trouve donc associé au traumatisme. On verra plus tard que lorsque Robert rend visite à Nora à l'hôpital psychiatrique, son état empire à chaque visite car, selon les mots du docteur de l'hôpital, elle pense que son père est responsable de cet acte. Il est probable que Nora ne se souvienne pas de la scène traumatisante ; restent seulement une sensation insupportable liée à l'image de son père. Lui expliquer qu'il n'est pas fautif ne changerait probablement rien : sensation et images sont incrustés, voir Robert déclenche automatiquement le chaos de la sensation. Face à cette situation intenable, Nora se donne la mort. Alors Robert va retrouver Vicente et le séquestrer. Le rythme est assez lent : on ne voit tout d'abord que l'idée d'une simple vengeance, comme Robert le dit à Vicente sur la table d'opération. En une fraction de seconde, on comprend que l'opération d'inversion de sexe en cours va aboutir à "Vicente = Vera". Le vertige de l'idée va jusqu'au bout du fait qu'on a déjà partagé le destin de Vera dans la première partie du film, quand on découvrait Vera en "torture intime" pour Robert. Il va inverser le choc mental subi par sa fille, en allant chercher / en fabriquant un corps qui n'aura plus à avoir peur, qui sera en sécurité face à la menace extérieure : une peau plus dure pour préserver le monde intérieur. La sensation intenable pour Nora était venu d'un corps qui s'était introduit de force. Robert était lié à cette scène malgré lui. Le projet obsédant a donc été d'inverser le trauma et l'image : venger le trauma de sa fille en supprimant l'organe responsable, et par la même opération, créer une autre image qui sauvera sa fille, qui lui enlèvera cette peur atroce dont elle le croyait responsable. Retrouver sa fille, retrouver sa fille qui l'aime. Nora a fait une fausse expérience de l'amour, s'en est faite une fausse image, et en est morte. L'idée coupable mais réelle de Robert est d'invertir ce processus : faire revivre sa fille / son image, et lui donner les moyens de pouvoir vivre un amour véritable. Pour que l'expérience horrible se transforme en expérience salvatrice pour sa fille, ou pour l'image qu'il en reste. Pour qu'elle puisse voir que l'amour n'est pas synonyme de souffrance quand celui d'en face aime réellement. La distance avec l'écran dans la pièce du début était donc aussi une manière pour Robert d'apprendre à réellement aimer Vera, d'habituer ses yeux à cette étrangère, qu'ils deviennent le miroir de sa fille, cet homme qui aurait dû et devra l'aimer au lieu de la détruire. Robert aimerait lui restituer une innocence, une deuxième naissance adulte, mais paradoxalement ce vouloir conditionne Vera et l'enferme. L'approche scientifique du chirurgien joue également beaucoup dans la manière de faire : Robert dissèque le corps étranger d'où la sensation responsable du trauma est partie, et va corriger la sensation en modifiant le corps. Construire et élever dans un environnement contrôlé (conforme à un "protocole scientifique") un corps capable de ressentir la sensation et l'image contraires au trauma. Dans la pièce où est enfermé Vera, des écrans lui renvoient des images zen, des exercices yogiques pour faire converger corps et âme vers un état apaisé, où il n'y a plus rien à craindre. Pour limiter les biais de l'expérience, pour être le plus précis possible, il doit cibler la sensation au plus juste. La racine de la sensation à traiter est dans le corps de Nora, si bien que par rigueur scientifique, il est "obligé" d'identifier le plus possible Vera à Nora. Robert est pris dans deux tendances contradictoires : pour se rapprocher de la vérité de la sensation, il doit intensifier l'image de Nora qui lui donnera la force et la motivation de la sauver. Mais il ne peut pas intensifier cette image trop consciemment, car il sait que l'expérience idéale mènerait à une situation incestueuse. L'hypothèse serait donc que d'elle même, Vera intègre une innocence désireuse comme celle de Nora, et qu'elle soit amené librement à vivre l'histoire d'amour qu'elle avait manqué jadis. A cet égard, la ressemblance de toutes les femmes (y compris Nora) avec la femme défunte de Robert est une des clés pour que cette hypothèse un peu absurde paraisse possible à Robert : sa culpabilité et son malheur peuvent ainsi prendre le relais pour résoudre ce conflit. Culpabilité qui lui permet de ne pas s'avouer consciemment qu'il cherche à reproduire sa fille. Malheur qui lui permet d'imaginer que Vera pourrait devenir non pas sa fille mais une femme libre, sa femme qu'il retrouverait alors du même coup. En abandonnant sa conscience, son éthique et sa méthode scientifique, lorsque Vera lui dit ces fameux mots "on pourrait vivre ici, comme un couple" au terme de l'expérience, il se trouve ainsi lui aussi en état de trouver la situation plausible et viable même si inespérée et un peu coupable. L'expérience l'a lui aussi nécessairement modifié. Le malheur qui guide pour retrouver des êtres perdus peut rendre aveugle. A chaque étape de l'expérience qui dépassait les limites, Robert privilégiait l'issue qui nourrissait son espoir. La peur de subir à nouveau la perte, assimilée à l'échec de l'expérience, n'avait pas "l'autorisation" de prendre le dessus, et Robert a profité de sa situation de pouvoir (une grande maison avec l'installation adéquate pour mener une expérience sur un humain in vivo) pour s'en assurer.
L'écran qui sépare Vera et Robert au début est une interface fascinante qui sert une idée obsédante chez Almodovar : l'être perdu, dont subsiste une image sur un écran. Comme des cendres de la sensation perdue, que l'image permet de la réapprocher…via cette distance irréductible propre à l'image. L'écran est littéralement un écran, une interface qui pourra éveiller soit une nostalgie, sensations retrouvées grâce à l'image, ou agir comme un instrument de torture, en rappelant qu'on ne peut plus toucher l'être aimé. Lorsque l'image devient obsédante et fait insister l'idée plutôt que la sensation, l'enfermement dans l'image n'est pas loin : retrouver l'être perdu devient maladif et possible puisque constamment ressuscité sur l'écran. Dans Etreintes Brisées (son précédent film), l'écran permettait l'union immédiate, les retrouvailles avec celle qu'il avait perdu dans un accident de voiture, pouvoir l'accompagner dans ses derniers instants. Et au début de La Piel Que Habito, l'écran est plutôt un film protecteur, un cache objectif pour le début de l'expérience de Robert, qui protège le sujet de l'expérience en même temps qu'il préserve la distance objective de l'expérience. Mais malgré ses bonnes intentions de respecter le déroulement d'une expérience scientifique type dont il a l'habitude de par son métier, il commence assez rapidement à avoir peur de regarder : menace de perdre son objectivité scientifique lorsque l'observation tourne à l'attirance. Il s'en défend tout le temps, et même à la fin il aurait laissé partir Vera si elle ne lui avait pas rendu son espoir, mais c'est bel et bien lui qui a fabriqué toute la situation (cf. plus haut). Robert pensait à créer une nouvelle vie. Mais Vera, avec le minimum de confort (émissions de relaxation type yoga) qui lui a été laissé, a survécu également en préservant des traces de vie tout court, qui impliquait en particulier sa vie d'avant en tant que Vicente. Au terme de l'expérience, Vera a été passablement lessivée, mais elle tombe par hasard sur une photo de Vicente porté disparu. Les souvenirs et la vie autour sont alors remobilisés puisque réinscrits dans la réalité. Vera tue alors Robert et sa mère, hésite avant de partir, mais va rejoindre la mère de Vicente et l'amie vendeuse de Vicente d'alors. Pour que les souvenirs ne restent pas à l'état d'illusion ou d'espoir. Là encore les souvenirs vivants sont derrière un écran invisible qui protège et menace leur réalité, les gardant dans une existence douloureuse. Cet écran est une vue sur la vie et ses déterminations sans concession : lorsque l'observateur a perdu toute la réalité/consistance de son souvenir, l'écran garde pour lui toutes ces images-souvenirs pour lui, il les fait sombrer dans la nuit qui habite alors l'esprit perdu, où plus aucune image ne fait sens. Ou bien au contraire, c'est l'image vitale qui en ressort, l'image qui revit à travers nos yeux en traversant l'écran : c'est le témoignage bouleversant de Vera quand elle arrive dans le magasin : "Tu te souviens de la robe… (…) C'est moi, Vicente", à la recherche du regard qui pourra lui dira oui. Si personne n'était en face, tout retomberait dans l'oubli, mais les souvenirs ont ici trouvé la reconnaissance nécessaire pour sauver la lueur de vie qui leur était rattachée. "Dire oui" à cette vie qui revient au monde dans le corps d'une étrangère (Vera), demander ce "oui", est une des scènes les plus émouvantes et impressionnantes. Comme si la parcelle de vie qui était programmée pour s'éteindre revenait miraculeusement. Mais pas sans cet autre fait de chair qui peut nous toucher et nous redonner notre existence, remplaçant nos yeux qui ne pouvaient que regarder l'écran. Une vie plus forte que l'angoisse de la perdre.

zerthol
8
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le 23 avr. 2018

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