"La vie est Belle", réalisé en 1946 alors que la Seconde Guerre mondiale venait juste de finir, est unanimement considéré comme l'œuvre la plus accomplie de Frank Capra, un cinéaste emblématique pour son idéalisme et sa vision d'un rêve américain gorgée de bons sentiments et de romantisme : George Bailey, le héros dont ne nom est passé à la postérité, est, comme souvent chez Capra, un homme « ordinaire », d'origine modeste, mais qui, grâce à son courage et son honnêteté, triomphera de toutes les mésaventures et plus particulièrement de l'injustice sociale. Reconnu universellement comme une pure merveille d’émotion, mais également très drôle, visuellement magnifique (évitez à tout prix la monstruosité qu’a constitué la colorisation du film !), il est porté par un casting de rêve : Donna Reed est irrésistible, avec un petit quelque chose d’Ingrid Bergman ; Lionel Barrymore impressionne en banquier monstrueux ; Henry Travers est probablement l’ange le plus « terre-à-terre » jamais rencontré au cinéma… Mais il est surtout transcendé par l'interprétation lumineuse d'un James Stewart, qui sortait très affecté de l’épreuve de la guerre et qui fut profondément touché par l'envergure spirituelle du projet. Le résultat est que "La Vie est Belle" reste à date l'un des très rares joyaux d'un cinéma fondamentalement populaire et familial, parce qu’il réussit à transcender tous les clichés qu’il accumule pourtant à la pelle, et qui, partout ailleurs, nous sont insupportables de niaiserie…


C’est la dernière partie du film, réellement épique, avec ce mémorable cauchemar uchronique, qui l’élève définitivement au-dessus du lot et en a fait un film à part… Un film qui a nourri l’imaginaire de nombreux cinéastes par la suite (et en premier, on le sait, celui de Steven Spielberg, puisqu’on retrouve des citations directes dans ses productions de films populaires comme "Gremlins" et surtout "Retour vers le Futur 2")… Un film dont on se dit qu’on aimerait un jour en voir un remake exécuté par les as de chez Pixar, qui déploient une capacité « capraesque » à conjuguer pics émotionnels et concepts audacieux !


Si ses détracteurs ont souvent taxé Capra de naïveté (enfin, ceux qui ne le considéraient pas comme un dangereux communiste !), on peut a contrario – et du fait de ce fameux cauchemar - le voir comme l'un des réalisateurs les plus audacieux de son époque : car ce film tellement américain, certes optimiste, voire utopiste, dans ses conclusions, met quand même l'accent sur l'interdépendance existant au sein d'une communauté profondément hantée par le Mal, par la dépravation et par une sorte de fantasme de la destruction. A la recherche d'une innocence perdue, d'un humanisme qu’on peut qualifier de primitif parce qu’il n'aurait pas été dévoyé par l’argent et par la société elle-même, Capra met dans "la Vie est Belle" tout son talent, toute sa croyance dans la force du "spectacle", réalisant un film totalement inspiré.


On se demande donc en revoyant "La Vie est Belle" (traduction terriblement erronée du titre original d'un film qui montre que la vie n'est définitivement pas belle…), par quelle déviance – au-delà de sa disponibilité complète du fait de sa « chute » dans le domaine public - il a pu devenir dans l'imaginaire US le "film familial de Noël par excellence". Car derrière l'apologie de l'héroïsme quotidien comme fondement de la société US (le travail de George Bailey est d'offrir à chacun sa part du "rêve américain" sous la forme d'une maison qui lui appartienne), on retient surtout une peinture inspirée des faiblesses humaines, de la facilité avec laquelle chacun tombe dans le vice, dans l'égoïsme ou dans la dépravation : le sacrifice - par défaut, un sacrifice de résignation à son destin - du « meilleur d'entre nous » passera forcément alors inaperçu. Et dans ces moments intenses où le génial James Stewart devient littéralement enragé, on maudit avec lui cette humanité toute entière dont rien ne paraît digne d'être sauvé.


Si "La Vie est Belle" reste la plus extraordinaire chronique d'une Amérique rêvée, considérée comme champ de bataille permanent du Bien et du Mal, les questions posées par Capra dépassent le débat entre une Amérique trumpienne – fermée sur elle-même et égoïste - ou une Amérique démocrate – surtout ouverte en fait au libre-échange -, toutes deux finalement loin de l’idéal des « pères fondateurs » : en 2020, ces interrogations interpellent chacun d’entre nous, à un moment où le capitalisme financier, que préfigurait si bien le personnage de Potter, détruit la société et la planète, et surtout à une époque où le lien social se défait semble-t-il inexorablement.


A la fin du film, on voit, malgré les larmes qui nous embuent les yeux, que le Bien triomphe, peut-être parce que c’est Noël, mais au fond, on sait que rien ne change vraiment. Et c’est aussi pour ça qu’on pleure.


[Critique écrite en 2020, à partir de premières versions datant de 2013, 2009, 1994 et 1984]
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le 22 juil. 2013

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Eric BBYoda

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