Ronde des échanges, ronde des sentiments…

Un lieu et ce qu’il permet… Comme toujours chez Amos Gitaï, fiction et analyse du réel s’entremêlent étroitement. C’est dans la vraie vie que le réalisateur israélien a découvert ce bar, conduit là par une amie. Le Club Fattoush, au cœur d’Haïfa, fragilement implanté contre la voie ferrée qui suit la courbe du rivage ; lieu improbable, à la fois bar, espace de spectacle, galerie d’art, ramifié en différentes vastes salles, une mezzanine… ; mais lieu plus que vivant, où se côtoient les langues - arabe, hébreu - et leurs différents locuteurs - d’où l’anglais, en tant que terrain linguistique neutre… Sorte d’Arche de Noé, où vient se réfugier nuitamment tout ce qui entend vivre libre et non étiqueté, et où coule à flot un beau vin rouge sombre, plus volontiers que de l’eau… Lieu cinégénique par excellence, donc.


Sur un principe qui pourrait rappeler celui de « La Ronde » (1950) de Max Ophüls, mais en moins rigide, moins systématique et moins désenchanté, Amos Gitaï organise une sorte de ronde entre les différents protagonistes, sur un mode infiniment souple, tenant plus de l’arabesque que de la danse de cour, et où les partenaires changeraient non au gré des différentes figures de la danse mais au gré des différentes conversations ou des différentes phases de la soirée. Car l’unité classique de temps, de lieu et d’action est parfaitement respectée : une nuit, dans ce bar, à l’occasion du vernissage de l’exposition d’un photographe israélien, Gil (Tsahi Halevi).


Autour de ce beau ténébreux auquel le réalisateur réserve une entrée qui illustre plus la notion d’être « exposé » que de se trouver « en gloire », Amos Gitaï et sa co-scénariste, Marie-José Sanselme, font graviter une série de personnages qui sont tous pris, à des titres divers, dans une forme de quête de reconnaissance éperdue. Au premier rang desquels la galeriste de Gil et la Laila (prénom qui signifie « nuit », en arabe comme en hébreu) du titre (Maria Zreik), assoiffée de reconnaissance professionnelle et amoureuse. Une quête d’assise sociale qui l’a sans doute conduite à épouser un très vieux et très puissant époux, Kamal (Makram J. Khoury), qui se vante de posséder la moitié d’Haïfa et se désole de ne pas jouir, à ce titre, d’un traitement singulier auprès des vigiles du club, et dont le regard inquiet couve une épouse trop jeune et dont il pressent bien qu’elle lui échappe. Autre clé d’entrée dans le monde, pour la jeune galeriste : Roberta (Clara Khoury), et ses séductions américaines… Mais est-elle fiable ? Autour de Gil également, sa séduisante sœur, « demi-sœur », précise-t-elle, Naama (Naama Preis), délaissée dans son couple et se laissant volontiers emporter par un amour d’un soir. Un autre couple est intimement lié au bar lui-même, formé par Khawla (Khawla Ibraheem) et Hisham (Hisham Suleiman) ; mais Khawla, paniquée à l’idée de porter l’enfant qu’Hisham appelle de ses vœux, se jette aussi follement que vainement à la tête de Gil, quand son mari n’aspire qu’à être aimé d’elle et à la rendre heureuse. Deux figures féminines évoluent également dans ce bar, plus solitaires : la belle et douloureuse Bahira (Bahira Ablassi), qui ne semble vivre que pour la lutte armée palestinienne, et la mûre et audacieuse Hanna (Hanna Laszlo), qui tente prudemment de concrétiser un lien noué imprudemment sur Internet… Plus brièvement, on côtoie un couple d’hommes, au bord de la rupture, faute de pouvoir vivre leur amour au grand jour…


En osmose avec cette diversité, Gitaï mêle acteurs palestiniens et acteurs israéliens, à l’exemple de la troupe qui compose son équipe technique. Comme dans l’œuvre d’Ophüls, c’est un homme de lettres qui inspire certains dialogues : Arthur Schnitzler avait écrit en 1897 la pièce éponyme ensuite adaptée par Ophüls, et c’est ici Robert Musil et son roman « L’Homme sans qualités » (1930-32) qui insufflent certaines répliques. Si cette matière littéraire confère par moments une allure un peu trop théâtrale à certains échanges, la caméra reptilienne et fluide d’Eric Gautier, la beauté des plans en clair-obscur qu’il compose, ont tôt fait de nous emporter dans cet univers spécifiquement et si superbement cinématographique. Sans compter la force des photographies exposées, qui sont en réalité l’œuvre de Ziv Koren, entre charge politique dénonciatrice et puissance esthétique ; et la justesse ensorceleuse de la partition d’Alexey Kochetkov, qui autorise sporadiquement des irruptions de cordes venant achever de tendre des scènes déjà denses, ou les emportant dans une forme de folie prête à affleurer.


Amos Gitaï signe ici l’un de ses meilleurs longs-métrages, à inscrire dans la lignée de son insurpassable « Kadosh » (1999), dans la mesure où il capte ici tout l’infini de l’attente qui habite les êtres, et l’infini du désarroi qui s’installe lorsque cette attente n’est pas comblée.

AnneSchneider
8
Écrit par

Cet utilisateur l'a également mis dans ses coups de cœur et l'a ajouté à sa liste Films où il est question de la paternité, frontalement ou latéralement.

Créée

le 6 déc. 2021

Critique lue 181 fois

5 j'aime

5 commentaires

Anne Schneider

Écrit par

Critique lue 181 fois

5
5

D'autres avis sur Laila in Haifa

Laila in Haifa
PaulineTP
3

Gil et ses 5 femmes

Je préviens, ma critique va être dure, avec du spoil, et surtout à chaud donc pas forcément la plus objective étant donné mon énervement en sortant de la salle : Déjà, le titre "Laila in Haifa",...

le 4 sept. 2021

4 j'aime

2

Laila in Haifa
Cinephile-doux
5

Echanges abstraits en milieu tempéré

Le club Fattoush, du côté de Haïfa, est un endroit quasi unique en Israël : un lieu de tolérance où se croisent et dialoguent Palestiniens et Israéliens, homos et hétéros. Que Amos Gitaï ait eu envie...

le 3 sept. 2021

2 j'aime

Laila in Haifa
gazoulli
5

Médiocre mais pas mauvais

Vu au balzac avec e et m (qui n’a pas du tout aimé). En présence de amos gitai et en avant-première Film tourné vite, en 2.5 semaines, ça se voit un peu. Le réalisateur a en fait visité ce bar...

le 4 sept. 2021

1 j'aime

Du même critique

Petit Paysan
AnneSchneider
10

Un homme, ses bêtes et le mal

Le rêve inaugural dit tout, présentant le dormeur, Pierre (Swan Arlaud), s'éveillant dans le même espace, mi-étable, mi-chambre, que ses vaches, puis peinant à se frayer un passage entre leurs flancs...

le 17 août 2017

76 j'aime

33

Les Éblouis
AnneSchneider
8

La jeune fille et la secte

Sarah Suco est folle ! C’est du moins ce que l’on pourrait croire lorsque l’on voit la jeune femme débouler dans la salle, à la fin de la projection de son premier long-métrage, les lumières encore...

le 14 nov. 2019

73 j'aime

21

Ceux qui travaillent
AnneSchneider
8

Le travail, « aliénation » ou accomplissement ?

Marx a du moins gagné sur un point : toutes les foules, qu’elles se considèrent ou non comme marxistes, s’entendent à regarder le travail comme une « aliénation ». Les nazis ont achevé de favoriser...

le 26 août 2019

70 j'aime

3