L'insaisissable mystère féminin

[Critique contenant des spoils]

Laura peut être considéré comme l’une des grandes réussites du film noir américain, à placer à côté du Faucon Maltais et de Quand la ville dort de John Huston, du Grand Sommeil de Howard Hawks, des Tueurs de Robert Siodmak et de Assurance pour la mort de Billy Wilder. En très bonne compagnie donc.

Qui est Laura Hunt ?

Pendant la première partie du film, juste une image, une projection. Une figure allégorique du cinéma lui-même. Dans la première scène, alors que Mc Pherson se penche sur des bibelots, un plan reflète sa cravate à l'envers, en une image qui représente rien moins que le mécanisme d'un objectif de caméra.

Projection sur des objets d'abord. Ce n'est pas un hasard si le film commence par un long plan séquence sur la multitude d'objets qui meublent un appartement, à commencer par une certaine pendule... Les objets permettent de souligner la dimension fétichiste qui caractérise l'image de Laura. Ils jouent aussi leur rôle dans l'intrigue : la pendule donc, le vase qui n'est qu'un prétexte, un étui à cigarettes déclencheur de jalousie, une clef symbole de l’accès à l’intimité, une bouteille de whisky qui ne cadre pas dans le décor. Nous sommes ici dans une enquête policière façon Agatha Christie. La scène où tout le monde est réuni et où McPherson indique au téléphone qu'il va révéler l'identité du coupable y fait d'ailleurs explicitement référence. Le choix de l’acteur Clifton Webb, à la raideur très british, aussi. Le film sème également de nombreux indices, bien dans la tradition du roman policier anglais : la pendule, l'évanouissement de Waldo, sa prétention à éliminer de par son influence tout ce qui barrerait sa route...

Projection mémorielle ensuite. Laura n'est représentée au début que via la narration de Waldo : elle est d'abord l'ingénue qui ne se laisse pas démonter, puis la femme intelligente et énergique qui prend son destin en mains en sachant se faire apprécier partout où elle passe. Waldo est un Pygmalion qui prétend avoir façonné sa créature. Il entend même la manipuler en lui révélant la trahison de Carpenter. Mais rien à faire, cette créature lui échappe : un fondu enchaîné (brillamment analysé sur Critikat) superpose Waldo et Laura, celle-ci finissant par lui tourner le dos. Pour Waldo le puissant, capable de faire la pluie et le beau temps par sa position de journaliste et d'écrivain, Laura est le réceptacle de toutes ses frustrations sexuelles. Cf. ses piques acerbes contre le grand et baraqué Carpenter, son ironie sur McPherson qui n'aurait pour lui que d'être « beau et musclé »... On a même pu voir dans cette réplique une ambiguïté sexuelle, hypothèse confortée par la première scène où il dialogue avec McPherson nu dans son bain. Pas impossible. En tout cas, Waldo apparaît comme celui qui a tout réussi sauf sa vie affective, et Laura va incarner cet échec. Une image insupportable, qu’il faut donc éliminer (j’ai prévenu que je divulgâchais !).

Pour Shelby Carpenter, Laura n'est rien d'autre qu'une belle femme. Celle qu'il faut avoir car elle est désirée de tous. L'accès, aussi, à un monde qui le rejette. Le personnage de Shelby contraste fortement avec Waldo le torturé, le complexe, le pervers. Il est très lisible, va où le vent le porte, le type même de l'arriviste. Sa tante le dit très bien à Laura, en substance : "laisse-le moi, il n'est pas très brillant mais il est comme moi et on se comprend".

Aucun des deux n'aime cette femme. Seulement ce qu'ils en projettent. Et l’appartement de la jeune femme n'est que le lieu où deux coqs s'affrontent. Bientôt trois.

Car va s’y ajouter la projection de McPherson. Celle-là est purement fantasmée. Alors que pour lui les femmes n'étaient que des "poules" ("dames" en anglais), il est confronté pour la première fois à l'intensité du mystère féminin. Là aussi, allégorie du cinéma : les foules n'adulent-elles pas des stars que d'après la seule représentation qu'elles en ont sur un écran ?

Au début, on note l'absence totale de respect pour cette femme : il s'assied sur son lit, prend l'apéro ou joue à un petit jeu d’adresse (détail savoureux que cet objet qui agace Waldo mais « calme » le lieutenant) dans ce qui est tout de même une scène de crime, lit sa correspondance intime. McPherson, une figure à la Bogart, le ténébreux, le cynique, le délicieusement lapidaire pendant toute la première partie du film, se voit travaillé par la seule description qu'on lui a faite de cette femme. Enfin non : par cette description, mais aussi par un tableau, trônant au-dessus de la cheminée. Comme le dit très bien l'analyse de Critikat, ce tableau n'est pour lui qu'une surface, qui est juste « pas mal ». Pour Waldo il est chargé de tout ce que nous avons décrit ci-dessus, et qui ne va pas tarder à contaminer le policier.

McPherson va donc devenir obsédé par cette femme qu'il n'a jamais vue. On peut presque y voir le désir mimétique cher à René Girard : comme Shelby, il veut ce que les autres désirent... Waldo lui fait remarquer le côté malsain de son désir pour une morte. Et bing, une fois de plus, on pense à Vertigo, la référence la plus citée peut-être de l’histoire de la critique...

La scène-pivot du film est celle où McPherson se retrouve seul dans l'appartement de Laura où il tourne comme un lion en cage. Il finit par s'endormir dans le canapé, subtilement lié par la caméra avec le portrait de Laura. Et Laura réapparaît ! Est-ce le désir du policier qui l'a ressuscitée ? Son vêtement blanc l'apparente à un ange, contrastant avec le noir funèbre du tableau. Peu à peu McPherson se déplace au centre du cadre, cachant le tableau. La vraie Laura a pris la place du fantasme morbide.

L'autre scène-clé entre les deux personnages est l'interrogatoire : alors qu'il l'aveugle dans la tradition de l'interrogatoire des films policiers, Laura lui demande d'éteindre cette lumière écrasante (et pour ma part je ne l’ai jamais trouvée aussi belle qu’illuminée par cette lampe, image d’ailleurs reprise dans l’affiche). Dans l'ombre, le rapport entre les deux peut devenir authentique : Laura en disant la vérité (elle n'aime pas Shelby), McPherson en se dévoilant lui aussi. C'est ainsi qu'en deux phases successives (la réapparition qui la ressuscite, l'interrogatoire qui l'innocente), Laura s'est incarnée pour McPherson. Une relation devient alors possible. Et pour la première fois le lieutenant McPherson va être nommé par son prénom, Mark.

Obsession pour tous donc, traduite par la musique, omniprésente. Un seul thème, voilà la superbe idée ! Jamais une musique extra-diégétique ne m’a semblé plus justifiée qu’ici. Un thème, devenu un standard de jazz, et ses variations multiples : j’aime notamment la façon dont le thème est suspendu lorsque McPherson s’endort sur le canapé.

Et cette femme alors ? N'est-elle qu'un fantôme ? Une simple projection des fantasmes masculins ? Non : car Preminger la brosse en femme de tête, celle "qui n'aime pas qu'on [lui] donne des ordres". Elle s'impose assez vite comme dirigeant le business dans son entreprise, faisant embaucher Shelby, le congratulant de façon assez... paternaliste. Notons l'audace pour l'époque de cette vision assez féministe. Sur le plan amoureux il en va tout autrement : elle semble se donner à qui la courtise. Séduite par Waldo (ce qui confine à l'invraisemblance tant il est âgé et imbu de lui-même), puis par Shelby (guère mieux, le bonhomme est parfaitement creux), enfin par McPherson (dans la tradition hollywoodienne qui veut que plus on se conduit en goujat plus on est séduisant... tradition à laquelle Preminger ne dérogera pas dans Rivière sans retour).

Il serait toutefois erroné de ne voir en elle, comme je l'ai fait dans un premier réflexe, qu'une "femme légère". Il s'agit plutôt d'affirmer une présence mystérieuse, qui se donne toujours à vous, tout en vous échappant toujours. Comme la fumée qui glisse entre les doigts - on fume en permanence dans Laura. Par cette figure évanescente, Preminger réussit magistralement à traduire l'insaisissable du charme féminin.

C’est Gene Tierny qui incarne cet objet de tous les désirs. Comme dans L’aventure de Mme Muir de Mankiewicz, avec lequel le parallèle, lu sur SC, est judicieux : il y est aussi question d'une femme qui n'a pas froid aux yeux, d’un tableau obsédant, d’une apparition fantomatique, de l’attachement à un mort… Laura pourrait donc être lu comme un miroir du film de Mankiewciz puisque ici c’est Gene Tierny qui incarne le fantasme.

Deux autres figures féminines accompagnent Laura, établissant une symétrie avec le trio masculin : la tante Ann d'abord, déjà évoquée, triste figure vieillissante qui n'a que son argent à proposer, le pendant féminin de Carpenter l'arriviste. Et la rivale de Laura, sa collègue aussi belle qu'elle, son double en quelque sorte, mais sur lequel rien n'est projeté... si ce n'est deux cartouches de chevrotine à bout portant !

Au beau milieu, il faut ajouter le personnage de la bonne dévouée, autre incontournable du roman policier anglais. Une figure de la naïveté dans ce tableau très sombre de l'humanité.

Ce film noir en trompe l’œil traite donc de bien autre chose qu’une simple énigme policière. Il sacrifie pourtant aux codes du genre : le flegmatique flic en imper et chapeau clope au bec ; les ombres sur les murs, hérités de l’expressionnisme allemand, notamment les stores qui viennent strier les personnages ; les scènes de poursuite en voiture sous la pluie ; l'interrogatoire avec la lampe qui éblouit ; le final, assez convenu… Mais quelque chose se dissimule derrière cet écran, comme derrière le tableau, comme derrière la pendule… Les multiples analyses que l’on trouve sur le net montrent qu’elles ont bien été vues. Preminger doit être content, là-haut.

A ne pas manquer, donc, car je suis loin d'avoir tout dit :
https://www.critikat.com/actualite-cine/critique/laura-2/https://www.dvdclassik.com/critique/laura-preminger

8,5

Jduvi
9
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le 6 mai 2023

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Jduvi

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