I - Furtif, mais toujours bien présent
Aéroport de Tegel, Berlin, 2020. J'attendais gentiment mon avion lorsque retentit derrière moi un musique lancinante, pareille à une sombre mélopée métallique. Dans les faits, il s'agissait tout bêtement de la sonnerie de téléphone d'un VRP allemand, la cinquantaine bien tassée, mais je ne pus m'empêcher de sourire en reconnaissant le thème de Das Boot, composé par Klaus Doldinger.


Que la nostalgie ait guidé le choix de la sonnerie du VRP allemand, probablement ado à la sortie du film de Wolfgang Petersen il y a quarante ans, ne fait guère de doute. Mais que quelqu'un comme moi, de vingt ans plus jeune, soit capable d'identifier immédiatement sa bande-son, et que Das Boot soit fermement ancré dans le top 100 des films les mieux notés sur IMDB, interface aux utilisateurs généralement jeunes et orientés vers le cinéma hollywoodien, tend à prouver qu'il n'a pas fait que marquer les esprits à sa sortie : il a traversé les âges comme le submersible éponyme les vagues, pour s'imposer comme le plus grand film de sous-marin jamais réalisé et, dirais-je, le film allemand le plus populaire de la seconde moitié du XXème siècle.


Son caractère national, loin d'être acquis à l'origine (le studio voulait d'abord faire appel à des réalisateurs américains plus expérimentés, tels John Sturgess et Don Siegel), est d'ailleurs ce qui fait sa force : jamais auparavant les spectateurs du monde entier ne s'étaient autant investis dans un film où la totalité des protagonistes sont des soldats du IIIème Reich. Hollywood s'y était essayé à l'occasion (Le Renard du Désert en 1951, La Nuit des Généraux en 1967) mais l'inauthenticité était criante ; quant aux films allemands traitant eux-mêmes de cette douloureuse période, ils ne sortaient guère des frontières du monde germanophone, et véhiculaient généralement l'idée d'une "armée propre, manipulée par les méchants nazis", longtemps ligne directrice de la RFA - malgré quelques pépites comme Les SS frappent la Nuit en 1957 et Le Pont en 1959.


Plus grosse production de l'histoire du cinéma d'Outre-Rhin jusqu'alors, Das Boot tourne le dos aux clichés véhiculés par Hollywood pour mieux s'approprier ceux de ses prédécesseurs Made in Germany ; ainsi, l'équipage du sous-marin U-96 compte : un commandant charismatique et ténébreux, son vieux camarade alcoolique et iconoclaste, une nouvelle recrue naïve, un officier boute-en-train, un mécano taciturne, un matelot grande gueule, un autre amouraché d'une Française... dans tout ce joli monde, seul le premier officier de quart, aryen et pète-sec jusqu'aux ongles, est ouvertement nazi !


Le bouc-émissaire idéal ? Ou l'arbre qui cache la forêt ? Ni l'un ni l'autre. Car intelligemment, le scénario de Wolfgang Petersen se détourne à mi-chemin du récit original et autobiographique du vétéran Lothar-Günter Buchheim. Il néglige sciemment toutes les sous-intrigues potentiellement générées par ces personnages à la limite de la caricature, pour se concentrer sur une seule ligne directrice, si basique et totale qu'elle en écrase toutes les autres : la survie du sous-marin et de tous ceux qui le peuplent. "Das muss das Boot abkönnen", comme le dit le commandant Lehmann-Willenbrock avec une ferveur quasi-mystique : "Le bateau doit tenir le coup".


II - Alarm!
De fait, le film n'a pas volé son titre : l'histoire est bien celle du bateau lui-même, ce U-Boot de type VIIC frappé d'un espadon bleu. Véritable amalgame entre le capitaine Achab et la Baleine blanche de Moby Dick, il fait sentir sa présence effrayante dès l'entame du film et son titre, en apparaissant de toute sa hauteur menaçante dans le flou verdâtre des profondeurs, au son de la musique de Doldinger. Au fur et à mesure des quelques cinq heures de la durée de Das Boot dans sa version intégrale (la seule valable, d'après toute l'équipe du film), le monstre d'acier n'aura de cesse de faire valoir sa préséance, jusqu'à devenir une véritable métaphore de la mer, et de la guerre : les Hommes croient pouvoir les maîtriser, mais ce sont elles qui nous dominent, et nous engouffrent.


En ceci, Das Boot s'inscrit dans la droite lignée du Nouveau cinéma allemand des années 60-70, qu'il clôt en quelque sorte. Wolfgang Petersen n'a certes pas la maestria métaphysique d'un Herzog, le mordant socio-politique d'un Fassbinder ou la poésie d'un Wenders, ni même le recul historique d'un Schlöndorff - la suite de sa carrière, essentiellement composée d'un navet hollywoodien après l'autre, tend à l'attester -, mais comme eux il s'attarde sur l'expérience humaine, sur l'interaction de l'Homme avec son environnement et plus spécifiquement un environnement qui lui est à la fois familier et hostile ; le tout, dans des conditions de tournage dantesques, n'ayant pas grand-chose à envier à Aguirre et Fitzcarraldo ! Mais la presse allemande et cinéphile dans son ensemble n'a jamais vraiment pardonné à Das Boot son côté super-production, "clinquant", pourrait-on dire, ce qui explique pourquoi le film de Petersen n'est généralement pas associé à ses glorieux aînés susnommés.


III - Seul contre tous
Encensé en Grande-Bretagne et aux États-Unis, a priori les deux pays les moins susceptibles de s'émouvoir du récit de sous-mariniers torpillant leurs propres navires, Das Boot fut en revanche d'autant moins bien reçu dans ses contrées d'origine qu'on l'accusa de "glorifier la guerre". Stern et le Spiegel furent particulièrement féroces, mais même récemment, à l'occasion de la sortie de la série télé dérivée, le plus modéré Zeit fut à peine moins acerbe à l'encontre du film de Petersen. Aujourd'hui, ce décalage a de quoi surprendre, surtout au vu de la séquence hallucinante du cargo coulé, mais n'oublions pas que le public allemand était alors habitué à voir ses soldats de 1939-1945 dépeints soit comme de preux chevaliers au service d'une mauvaise cause (Le Général du Diable), soit comme des gamins jetés dans une fournaise qui les dépasse (Le Pont).


Das Boot, lui, et c'est cela qui le rend particulièrement intéressant et authentiquement allemand, ne claironne pas l'héroïsme de ses protagonistes sur tous les toits, ni ne met l'accent sur leur naïveté. En bon Junger Deutscher Film, il laisse l'action parler d'elle-même, en la filmant avec froideur, brio et méticulosité. Le commandant a beau rire jaune des discours de propagande du maréchal Göring, le chef-mécanicien hurler contre le refrain grandiloquent du Deutsche Wochenschau, et l'équipage pester contre les ordres ineptes du Haut-Commandement, personne ne songe à désobéir. On râle, mais on exécute les ordres du mieux qu'on peut, Gehorsam bis zum Ende. Le premier officier de quart, tout nazillon imberbe qu'il est, ne sort bientôt plus du lot : il se met au niveau du reste de l'équipage en fin de film en cessant de se raser, mais l'équipage se met aussi à son niveau en accomplissant, sans guère d'états d'âme, sa sinistre besogne.


Souvent occulté, cet aspect du film de Wolfgang Petersen le fait se démarquer non seulement des films de guerre allemands, mais des films de sous-marin dans leur ensemble. Qu'ils soient Américains comme À la poursuite d'Octobre Rouge, USS Alabama ou Hunter/Killer, ou Français comme Kursk et Le Chant du Loup, ces derniers ne sont souvent qu'excuse à une querelle d'egos entre officiers, et au questionnement de la validité de leurs ordres. Rien de tel dans Das Boot ! Le commandant Lehmann-Willenbrock et ses hommes sont des victimes consentantes, unis par un fort esprit de corps face à l'adversité, qui suscite l'empathie du spectateur, quelle que soit son origine, mais semble avoir été incompris ou mal perçu par les critiques d'Outre-Rhin. Je pense que c'est cela, en se traduisant également par les quelques moments d'humour du film ("Pulver auf das Luder!"), qui a entraîné ces accusations militaristes, aussi injustes soient-elles, car le film est aux antipodes de son ancêtre Morgenrot, de Gustav Ucicky.


IV - Céline et Cimino sont dans un bateau
Pourtant, le matériel promotionnel de Petersen leur avait montré la voie, en intitulant le film "Das Boot, eine Reise ans Ende des Verstandes", soit : "Le Bateau, un Voyage au bout de la Raison". En marchant droit dans les pas du célèbre roman de Louis-Ferdinand Céline, Petersen affirmait non seulement l'intense noirceur de son film, mais aussi son caractère résolument antimilitariste. Cette référence à Céline rappelle également le titre français du film de Michael Cimino, The Deer Hunter, "Voyage au bout de l'Enfer" (titre allemand : "Ceux qui traversent l'Enfer", pas si éloigné !), sorti seulement trois ans plus tôt. Coïncidence, sans doute, mais du reste, je soupçonne fortement le film de Cimino, alors au fait de sa gloire, d'avoir été la principale influence de Petersen sur Das Boot.


Tous deux commencent en effet par une fête, débridée (débauchée, même, dans le cas de Das Boot) mais lugubre, annonciatrice des tourments dans lesquels se retrouvent bientôt plongés les personnages, au propre comme au figuré. Dans un cas comme dans l'autre, l'accent est également mis sur cette fraternité entre soldats dont je parlais tantôt, ainsi que sur la déshumanisation de l'ennemi, invisible chez Petersen et haineux jusqu'à l'extrême chez Cimino (ce n'est pas un hasard si une certaine presse accabla ce dernier pour peu ou prou les mêmes griefs que Stern et compagnie vis-à-vis de Petersen). Hurlements, crasse et humiliation au quotidien dans les deux films. Craquage psychologique. Désespoir. Mais la différence principale entre les deux, c'est que Das Boot n'a pas qu'une seule scène de la roulette russe : toute la deuxième moitié du film fonctionne de cette manière, dans une tension insupportable.


Conclusion - Prima
Je ne me suis guère étendu sur les prouesses techniques de Das Boot, son fameux traveling en caméra portée d'un bout à l'autre du sous-marin, ses scènes de tempête, sa tension permanente, alimentée par la musique de Doldinger, les bruitages et les gros plans sur les visages rongés par la barbe et couverts de pustule des marins, interprétés par des acteurs remarquables, choisis parmi le petit peuple. Je n'ai rien dit non plus des dialogues affutés et du regard de loup de Jürgen Prochnow, qui vaut mille mots. Formellement, Das Boot est parfait, tout simplement ; dire qu'il est "immersif" n'est pas qu'un jeu de mot facile, c'est la plus stricte vérité.


Je voulais donc surtout m'étendre sur - cette fois, la boutade est involontaire - le fond, trop peu discuté à mon goût. Au-delà des polémiques, il y a incontestablement un avant et après Das Boot, en ce qui concerne la perception de l'Allemagne et des Allemands dans les médias consacrés à la Seconde Guerre Mondiale. En ce sens, plus encore que pour ses qualités techniques et narratives, Das Boot est un film important. Mais avec tout le bien que je pense de ce film (qui figure dans mon top 10 "de tous les temps", comme on dit), je ne pense pas qu'il constitue un point final, mais au contraire un point de départ, pour qui souhaite s'intéresser à la Seconde Guerre Mondiale en général et à la guerre sous-marine en particulier. C'est pourquoi je recommanderais la lecture des trois tomes de la BD Immergés de Nicolas Juncker, fortement influencée par le film de Wolfgang Petersen, mais plus abouti dans son étude des mentalités très particulières de ces hommes "immergés dans un sous-marin, immergés dans la guerre, immergés dans le Troisième Reich".

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le 22 janv. 2021

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Szalinowski

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