Symphonie impressionniste entre Rousseau et Nietzsche

La première scène nous présente une famille heureuse, deux parents et deux enfants se tenant par la main, dans un champ estival ensoleillé, leur marche tranquille entrecoupée d’un plan obsessionnel, celui d’un grand tournesol rayonnant. La dernière scène nous présente la même famille, toujours aussi heureuse, se promenant dans un sous-bois tapissé de feuilles mortes, tous emmitouflés dans des chandails en laine. Mais ce bonheur est d’un genre différent : nous ne sommes plus en été mais en automne, la musique qui l’accompagne (la fugue en C mineur de Mozart) porte en elle quelque chose de tragique et surtout, surtout, la femme n’est plus la même qu’au début. Ce qui a pu se passer entretemps constitue toute la magie et tout le drame du film d’Agnès Varda.


François est menuisier et son épouse Thérèse est couturière. Ils vivent avec leurs deux enfants dans une petite maison où tout respire la joie, entourée d’un jardin qui invite à la fête et à la sieste. Autour d’eux, un oncle aimable qui travaille dans la même menuiserie que François, un frère et sa famille, des voisins bienveillants. L’image d’un bonheur sans nuage, sur un mode rousseauiste, celui du travail sain, des joies simples, de l’amour, de l’amitié et de la communion avec une nature riante, dans une province radieuse des années soixante. Nous sommes hors du temps, hors de l’histoire, dans l’inlassable répétition d’une quotidienneté joyeuse et seuls quelques indices chronologiques apparaissent çà et là pour nous permettre de nous situer : les coiffures des dames, la fourgonnette de la menuiserie, une affiche de Brassens dans la rue, des photos de Sylvie Vartan et de Brigitte Bardot punaisées contre un mur. La génération de ceux qui, comme moi, n’ont pas connu les trente glorieuses, ne peut d’ailleurs pas s’empêcher de se demander en quelle mesure on assiste ou non à une idéalisation de cette époque... Les dialogues ont un je ne sais quoi d’artificiel, dans la manière dont ils sont prononcés, qui rappelle davantage les répliques d’un cours de langue que des réparties spontanées, mais cette déréalisation, cette distance participe à cette impression de temps suspendu qui fait tout le charme de ces scènes de vie.


Si chacun peut souhaiter connaître le bonheur dans son existence, ce n’est pas pour autant ce qu’on souhaiterait voir au cinéma, craignant que cette absence de problèmes soit, du point de vue du spectateur, la chose la plus ennuyeuse du monde. Les vies heureuses ne sont-elles pas des vies sans histoire ? Comme on s’en doute, tout n’ira pas toujours aussi bien et une histoire va bel et bien advenir. Mais avant d’y arriver, il faut relever qu’on ne s’ennuie pourtant pas une seconde durant la première partie du film et qu’Agnès Varda montre là tout son talent : elle parvient à raconter la vie – simple, répétitive mais tellement appréciable – de cette famille à qui il n’arrive rien d’extraordinaire, substituant la description des sensations du quotidien au récit des événements sans jamais lasser.


On peut voir dans ce film un hommage à la peinture impressionniste, ce qui apparaît dès le début avec une scène de pique-nique dans la campagne en fête, scène suivie, en guise de clin d’œil, d’un passage du Déjeuner sur l’herbe de Pierre Renoir sur le téléviseur de l’oncle de François – d’un pique-nique à l’autre, d’un Renoir (père) à l’autre (fils). Les scènes de repas dans le jardin rappellent également fortement certains tableaux de Monet. De fait, la couleur est certainement l’élément central du Bonheur et on se demande comment la cinéaste a pu, jusqu’à cette année-là, se contenter du noir-et-blanc ! On ne s’étonne pas qu’elle ait pu être l’épouse de l’excellent Jacques Demy avec qui elle partageait cette attention très poétique portée aux couleurs vives. La palette, très picturale, essaime de toutes parts, en tournesols, coquelicots, massifs de roses, meubles en bois aux teintes éclatantes, champs fleuris, robes d’été lumineuses. Chaque scène se clôt, sur quelques secondes, en un “réchauffement” de la pellicule jusqu’à un fondu non pas au noir mais au rouge, au bleu – la première couleur rappelant Thérèse et la seconde Emilie, dont nous allons parler bientôt. Ces quelques secondes chaudes, souvent orangées, qui reviennent fréquemment et évoquent la patine des pellicules super-8, contribuent à donner au film ce ton un peu nostalgique, comme si le bonheur ne pouvait être défini qu’a posteriori, comme si seul le passé pouvait être idéalisé et que l’attendrissement ne naissait jamais de la jouissance d’un plaisir mais de son souvenir ou de son regret.


L’élément perturbateur, puisqu’il en faut tout de même un et que le bonheur ne s’éprouve jamais que par comparaison, c’est Emilie, une jeune employée de la poste qui va devenir la maîtresse de François. Leur premier rendez-vous à une terrasse de café gagne à être vu et revu tant il constitue en soi un morceau de style génial, une expérimentation audacieuse et parfaitement équilibrée dans le cadrage, le montage, le jeu entre avant-plan et arrière-plan, qui révèle la finesse de l’œil photographique d’Agnès Varda. Une scène qui mériterait d’être étudiée dans toutes les écoles de cinéma ! Une seconde histoire d’amour se tisse donc, une infidélité sans mauvaise conscience mais également sans vice, sans duplicité. François, qui ne sait pas mentir et qui n’en voit pas l’intérêt, finit par avouer la chose à Thérèse qui, après avoir fait l’amour avec lui une dernière fois sur l’herbe tiède à l’issue d’un pique-nique dans la campagne, profite de la sieste de son mari pour se jeter dans le canal. Irruption violente du drame, de la mort, dans l’environnement idyllique. Dans une critique parue lors de la sortie du film, Fernand Ouellette se demandait : « Or, baigner profondément, depuis le début, dans une lumière si miraculeuse, si mozartienne, n’était-ce pas déjà s’habituer à la mort ? » (Liberté vol. 7 n°5) François porte son deuil, souffre sincèrement de la perte de cet amour puis, quelques temps après, appelle auprès de lui Emilie, qui deviendra sa compagne au grand jour, la nouvelle mère de ses enfants. Ce qui nous amène à cette scène d’automne finale, nouveau moment de bonheur sincère pour les personnages mais ressenti par le spectateur comme un instant tragique, quelques minutes de beauté qui nous troublent et nous laissent perplexe, superbe hiatus qu’Agnès Varda compose d’une main experte, nous laissant profondément troublés à l’issue du film.


Plus que la réaction désespérée de Thérèse, passant de l’abandon voluptueux au suicide, c’est le personnage de François qui interroge. Ce jeune père aimant et éclatant de santé, toujours souriant, bon époux malgré tout, bon travailleur, qu’on sent fondamentalement bon en dépit d’une infidélité qu’il ne vit pas comme telle, se situe quelque part entre l’Emile de Rousseau et l’homme accompli selon Nietzsche. D’Emile (dont il partage le métier de menuisier) il a la simplicité de mœurs, le goût pour la nature, le sens de la famille, l’amour pur et vertueux et l’idéal d’une vie saine et sans artifice. De l’homme nietzschéen il a le vitalisme, l’aspect dionysiaque, solaire, le débordement de vie qui a pu s’appeler volonté de puissance mais qui n’est qu’intensification de soi-même, ce qui l’amène tout naturellement à se situer, comme l’écrivait le philosophe allemand, par-delà le bien et le mal. En effet, contrairement à ce qu’ont pu écrire des critiques voyant dans la figure de François un personnage immoral, nous avons là un personnage véritablement amoral, restant en suspension sur un plan qui n’est pas celui de l’éthique, n’éprouvant aucun désir de faire le mal et n’ayant aucune conscience de le faire, comme en attestent la sincérité naïve de son aveu et sa consternation face aux conséquences de sa franchise. François le candide, le naturel, l’innocent qui croit que l’amour peut grandir par addition alors que, pour la plupart, il apparaît comme indivisible ! La clé nietzschéenne de cette énigme se trouve probablement dans l’extrait du Déjeuner sur l’herbe diffusé à la télévision, dans la cuisine de l’oncle, durant lequel une seule phrase ressort distinctement : « Le bonheur, c’est peut-être la soumission à l’ordre naturel. »

David_L_Epée
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le 24 juin 2015

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