Plus on est de fous mieux on évite la camisole*

Caligari


Peut-on, doit-on juger de la qualité d’une œuvre selon qu’elle fait jacqueter le tout Paris ?


Si l’on a, en sa qualité de morceau d’art, permis à l’ensemble de ses contemporains de réagir à notre simple existence -réagir n’est-il pas agir en retour…- est-ce là gage, sinon de grandeur, d’intérêt ?


Peut-on, spectateurs du siècle d’aujourd’hui, avoir un regard qui rend compte de toutes ces réactions encrant le film en son temps ?


Voilà une galaxie de questions diverses.


Caligari pose des questions. Des questions sur ce cinéma qui, au début du Xxème siècle, peine à trouver une légitimité en tant qu’art.
Caligari pose question. En tant que personnage, est révélateur d’un état d’esprit d’une Allemagne post débâcle. La der des der qu’ils disaient…
Le Cabinet du docteur Caligari, annonciateur de la suivante, d’un Hitler qui sommeille ?


Une chose est sûre, Caligari déborde. Par son esthétique, son ambition, son scénario, il déborde de son contexte.


Lorsque Le Cabinet du Docteur Caligari sort en salles en 1920, l’expressionnisme, ses ambitions et ses codes imprègnent déjà les esprits. Le médium cinématographique est alors un nouveau support, lequel n’a pas encore acquis ses lettres de noblesses en tant qu’art à part entière. Si, en France, les cinéastes ont fait évoluer les mentalités et permis aux films d’être vus autrement qu’en tant que simples divertissements, la production allemande de l’époque est dominée par les films d’aventures et les comédies burlesques considérées comme superficielles. Cette œuvre a mis en émoi le Tout-Paris, les intellectuels européens se devaient de réagir à cette proposition. Le film met en évidence le récit d’un fou en semant le doute sur ladite folie. De fait, l’esthétique expressionniste et son parti-pris radical trouve sa justification.


L’ expressionnisme tel que s’illustrant ici est structurel à la fois du récit et de l’esthétique, si bien que l’on peut envisager le décor comme un personnage en lui-même qui exprime la folie du personnage, l'enfermement, le déséquilibre. Il est indéniable que le décor participe à l’action, illustrant par la même l’intériorité des personnages, l'oppression, le déséquilibre et la folie. Il est une représentation visuelle externe des conflits internes. Le décors détruit les perspectives et induit la fausseté. Les personnages viennent compléter le décor, comme si leur place étaient prédéfinie. Cette place apparaît alors comme naturelle. Le contexte d’entre-deux guerres dans lequel prend place le film explique ce choix, les hommes ont été instrumentalisés et par la même déshumanisés durant la « der des der ». La vacuité de l'existence est en questionnement en littérature comme au cinéma. Lors de l’acte IV, Francis se retrouve à l’intérieur de l’asile, les ombres peintes semblant converger vers son corps.


Le personnage est un corps qui complète le décors, il est tout à la fois perdu dans ces villes et fait un avec ces architectures singulières. Ces paradoxes sont légions au sein des questionnements des artistes expressionnistes : l’expression de leur rapport au monde inclus la matérialisation de ces troubles.


L’entrée dans le XXème siècle a vu le nouveau monde, celui de l’industrialisation, s’imposer. On retrouve cette obsession, cette crainte dans l’expressionnisme quelque soit l’art convoqué. Fort de ses ambitions artistiques, l’œuvre développe un décor qui déconstruit les perspectives et crée de nouvelles lignes de fuites. La nature elle-même semble être modifiée par l'industrialisation massive, les arbres semblent factices, géométriques. De la même manière Cesare, créature dirigée par Caligari, est l’avatar de l’Homme moderne, façonné par et pour le fordisme. Incapable de penser par lui-même, fruit de la mécanisation, il ne doit être qu’un rouage dans la machine, remplaçable. Cesare obéit aux ordres de son maître, il ne paraît plus humain et se fond même dans le décors. Il se dérobe à son humanité, n’est qu’une ombre, un arbre ou un mur.


L’absurdité de la première guerre mondiale, vaine et meurtrière a marqué les esprits des artistes européens. S’est ainsi développée l’idée d’une autre réalité, celle du fantastique. Le flou qui entoure l’environnement spatial comme l’encrage temporel permet au film de se situer dans une réalité alternative propice à l’illustration de ce que Jean Chataignier évoque : « un rêve désordonné ». Le film, intégralement tourné en studio, favorise le factice. Il est constitué majoritairement de toiles peintes qui trahissent une recherche d’artificialité. Dans ce désordre pensé pour en être un, tout est pourtant cohérent et ordonné. En déclarant que « la lumière a donné une âme aux films expressionnistes » Rudolf Kurtz met en évidence les choix d’éclairages qui privilégient les clairs-obscurs.
Nombreux sont les artistes ou techniciens qui ont dû fuir l’Allemagne sous le régime hitlérien. La mise en avant des contrastes et des ombres a inspiré les chefs opérateurs qui ont ensuite pu exporter ce savoir-faire aux États-Unis. Il est notable que le décor y est signifiant, on remarque la récurrence de l’exotisme dans les films noirs, dans *La Griffe du passé* de Jacques Tourneur durant les flash-back, procédés narratifs eux aussi très courants et déjà présents dans le film expressionniste, se déroulent à Mexico et Acapulco. Le soleil, très vifs, de ces environnements permet des contrastes conséquents entre les intérieurs et les extérieurs, manière d’évoquer la double-vie du personnage principal. Dans le film de 1920 comme dans le mouvement du film noir, les ombres font parties intégrantes du décor et dans une certaine mesure, de l’action, qu’elles soient peintes dans le premier cas ou provoqué par un éclairage qui soustrait une des sources classiques de lumières dans le second. Il est notable que déséquilibre des sources d'éclairage induit déjà le déséquilibre inclus dans la psychologie des personnages. Les clairs-obscurs sont monnaie courante au cœur d’esthétiques travaillées qui font la part belle aux contrastes. Les objets sont souvent utilisés dans les films noirs pour projeter des ombres afin d’évoquer la double-identité, l’enquête et le mensonge. Dans *Assurance sur la mort*, les stores vénitiens, courants dans le mobilier étasuniens de l’époque, sont utilisés pour déstructurer l’espace, tant le jour que la nuit et évoquer le mensonge des amants meurtriers. Le motif de la nuit est récurrent puisqu’il permet d’évoquer la trahison et les doubles-vies des protagonistes tout en accentuant les jeux de lumières. La nuit est une contre-réalité préférée au jour, Jeff, le personnage principal du film de Tourneur l’évoque en ces termes « Nous semblions vivre la nuit ».
L’ouvrage *De Caligari à Hitler* de Kracauer paru en 1947 opère un regard rétrospectif sur le film et son impact. L’esthétique radicale qu’il développe trouve une résonance particulière dans le climat de tension qui monte en Allemagne et qui sera le terreau fertile à l’arrivée au pouvoir d’Adolf Hitler en 1933. Ce contexte empreint de tension, de peur de l’autre et de méfiance envers les autorités est également celui de naissance du mouvement qui a été qualifié par la suite de film noir . Ainsi, la méfiance envers la bureaucratie allemande qui s’illustre dans l’œuvre de 1920 est transposé dans le premier film, chronologiquement, à être étiqueté de la sorte. Il est question dans *Le Faucon Maltais* de John Huston de méfiance envers les fonctionnaires de police, Spade n’a confiance en personne et n’agis que pour lui. Cela est justifié diégétiquement par son métier, celui récurrent dans le film noir de détective privé, à travers cette méfiance transparaît celle de tout un peuple. L’imagerie de la ville s’avère la synthèse de l’industrialisation massive et du climat de tension lié notamment à la menace nucléaire d’autant plus présente que son exécution en 1945 a consolidé une peur déjà profondément ancrée. L’environnement urbain est tout à la fois oppressant, immense et permet la dissimulation de nombre de secrets. Les ruelles sont autant de menaces, les appartements, autant de lieux permettant de se cacher, de fuir. Dans *La Soif du mal*, sorti en 1958, le plan-séquence initial exprime l'idée que le lieu unique où se déroule toutes ces actions est à la fois sources de plaisir et de mort, la caméra impose un rythme qui fait monter la tension. Dès l’entame, le spectateur sait que l'inévitable va arriver, le film s'ouvre sur ce retardateur du détonateur, l’espace présenté l'est sous différentes facettes : les restaurants, cabarets au second plan lorsque les personnages marches représente l'effervescence, le plaisir.
La frontière est ici iconique mais la rupture du plan séquence par l'explosion de la voiture vient clore le plan-séquence en signifiant que nul n’est à l’abri en ces lieux. En une séquence, le film pose les bases de ses thématiques, deux policiers appartenant à deux pays différents, vont confronter leur manière de procéder dans une même enquête. Le reste du film utilise ces décors notamment en ce qu’ils sont propice à la dissimilation, par la même Orson Welles rend hommage au film noir autant qu'il en fait la somme. Le décor urbain est l’occasion d’exploiter des types de lieux qui peuvent sembler familiers mais qui reflètent une inquiétude certaine. L’intrigue du film de Carol Reed *Le Troisième homme* permet au réalisateur d’exploiter ces cette esthétique. Comme souvent dans les films noirs, il s’agit d’une enquête qui, ici, fait parcourir aux personnages l’entièreté ou presque, de la ville. Vienne est découverte sous toutes ses coutures, les égouts comme les ruelles sont ainsi les antichambres de la criminalité, des trafics et des mensonges. Le cadre spatial participe pleinement à l’action, à la tension dramatique et à l’esthétique qui rappelle celle de l’expressionnisme.

Dans l’esthétique du film noir, le décor traduit un fort sentiment d’insécurité ressenti par les personnages. La ville symbolise toutes les craintes des expressionnistes durant les années et celles du peuple étasuniens durant les années 40, l’on retrouve l’environnement urbain qui s’avère source de méfiance.


Le réalisateur Fritz Lang, fait partie de ces artistes contraints de fuir l’Allemagne après l’arrivée au pouvoir de Hitler. L’esthétique du film *Le Secret derrière la porte* fait écho au sujet psychanalytique du film, le personnage de Mark est enfermé en ces lieux comme en lui même, en son passé et son rapport aux femmes. Les lieux sont autant de manifestations du mal-être, de sa maladie. Le film, par son utilisation des miroirs, des ombres, des couloirs notamment, traduit visuellement ce malaise.

D’après Kracauer, le cinéma est l’art qui reflète le mieux la pensée d’un peuple à un moment donné. En son temps, Caligari aura été un film psychanalytique pour le peuple allemand, exprimant son mal-être. La campagne d’affichage du Cabinet du Docteur Caligari interpelle en affirmant « tu dois devenir Caligari », chacun est en son âme un potentiel Caligari en puissance. Dans une certaine mesure, l’esthétique que poursuit le film noir va dans ce sens, en brisant les perspectives et en exprimant, par l’espace, l’insécurité. Ainsi, en cadrant les couloirs, les portes et, par le travail autour des ombres les lieux relevant du quotidien sont pervertis. Dans Assurance sur la Mort de Billy Wilder sorti en 1944, les bureaux sont déstructurés par les grilles, les rambardes, les ombres semblent emprisonner les personnages. Le décor, à l’image du couloir qui mène au bureau du secrétaire dans l’œuvre de Wiene, distille des indices concernant le mal-être, la folie des personnages et leur défiance envers l’autorité. Le motif du couloir est également exploité dans les films de Tourneur et Lang précédemment évoqués.


Dans le film de 1920 le décor participe à l’action en mettant en exergue la question fondamentale qui reste ouverte à la fin du long-métrage : est-ce le récit d’un fou ? Quel crédit devons-nous, spectateurs, donner aux images que l’on voit ? Le film noir poursuit cette démarche en encrant les personnages dans des lieux oppressants, la menace de la révélation du mensonge se cache souvent derrière des fenêtres ou des portes. Les personnages deviennent ponctuellement des écrans sur lesquelles les ombres sont projetées ainsi leurs mensonges sont rendus visible sur leur propre corps.

Le Caligarisme développe l’esthétique du monstre par le décors et les personnages qui en font partie intégrante. Caligari et Cesare sont fous autant que monstrueux. Leurs physiques sont, semblables aux décors, difformes, singuliers, marginaux. L’irruption de l’irréel dans le réel est ainsi favorisé par le décor. De même, le maquillage sert de décors pour les personnage, habillant les acteurs et renforçant les contrastes, les traits extrêmement marqué de Caligari et Cesare. La figure du monstre qu'est Cesare, qui trouve sa place naturellement dans le décors, dans la chambre de Jane, Cesare apparaît tel un monstre sanguinaire, son arme, un couteau, métaphorise traditionnellement le viol. Par la suite, le cinéma s’emparera de ces physiques atypiques tant en les mettant en avant en tant que monstre qu’en les humanisant. En 1922 sort Nosferatu de Murnau, autre monstre relevant du fantastique qui se voit immortalisé par l’utilisation des décors et notamment la gestion des ombres portées. Les silhouettes comme les statures et les démarches sont ainsi autant de manière de poursuivre la démarche que le travail sur décor initie : des formes singulières qui expriment un malaise et permettent au fantastique de se déployer. Les monstres seront encore présent dans les décennies à venir, dans Freaks de Tod Browning, les marginaux sont plus que jamais mis sur le devant de la scène. Leurs difformités révèlent l'humain au cœur du monstre et le monstre au cœur de l'humain.


Si la radicalité du parti pris esthétique de l’expressionnisme a permis à ce mouvement d’être aisément reconnaissable, il demeure une influence notable pour les cinéastes et ce, bien après la période du film noir. L’esthétique en noir et blanc est ainsi encore privilégié par certains réalisateurs même après l’arrivée de la couleur au cinéma. Le  thème du monstre et sa place en tant que marginal dans la société a inspiré et continue à inspirer nos contemporains. Chez Lynch, citons notamment *Eraserhead* ou *Elephant Man*, deux films qui, sans être dans la filiation directe de l’expressionnisme, sont imprégnés d’une esthétique et d’un décor qui sert l’action et les personnages. La figure du monstre a également été l’objet de nombreux remake à l’image du *Nosferatu* de Herzog et du *Dracula* de Coppola, tous deux se réapproprient un mythe ayant marqué son époque et l’imagerie qui l’accompagne. En héritier populaire de l’expressionniste, Tim Burton a fait des thématiques de l’expressionnisme le socle solide de l’expression de sa propre marginalité, de son statut d’artiste. L’on remarquera, parmi de nombreux exemple possible la référence au Faust de Murnau dans le film *Les Noces funèbres* où des squelettes prennent vie et dansent. La stop-motion lui permet d’exploiter le potentiel fantastique et lui octroi une certaine liberté visuelle.

*Le Cabinet du docteur Caligari* et par extension le cinéma expressionniste ont permis d’asseoir l’art cinématographique en tant que tel, à l’international en donnant un légitimité à la démarche des cinéastes. Par la suite, le cinéma évolue aux États-Unis et l’influence de l’expressionnisme est manifeste tant dans la narration par la présence des récits enchâsses, les thématiques empruntées et développées, que par l’esthétique. Le public a évolué avec ces nouveaux codes, l’accueil public et critique favorable du film noir a prouvé que ces codes ont été compris et admis. L’apport du Caligarisme est indéniable, en explorant des manières différentes de penser l’espace, la narration etc, le film a fait date dans l’Histoire du cinéma.

Être Caligari, s’enfermer et se libérer. Expressionnisme formel, liberté visuelle… Si le film a fait date, son esthétique très libre et structurelle y est pour beaucoup.
Tout est asymétrie, lignes de fuites -comment fuient-elles- en avant.
Folie n’ayant jamais de fin, ni de commencement ?
Chacun est en son cabinet, chacun est patient et directeur.


Une salle pleine, des rencontres. Les lignes ont été déstructurés, comme si les portes devenaient difficiles d’accès.
Une médiathèque calme comme la mort, des gens qui errent s’efforçant de faire comme avant.
Mais avant n’est pas, avant n’est plus. Maintenant est différent.
La folie n’est pas loin, chacun guette, on ne sait quoi.
Chacun est sur ses abois, sur ses aguets. On se demande, quand tout ça va finir, si tout ça va finir.
Comment on faisait avant.
On regrette l’avant, un temps révolu.


*Oxmo Puccino, Toucher l’horizon

Jekutoo
8
Écrit par

Créée

le 16 oct. 2020

Critique lue 119 fois

Jekutoo

Écrit par

Critique lue 119 fois

D'autres avis sur Le Cabinet du docteur Caligari

Le Cabinet du docteur Caligari
Regard-Humain
8

Consultation psychiatrique.

Ce film a été pour moi l'occasion d'une des expériences cinématographiques les plus étranges de ma vie. Certes, il m'était déjà arrivé de voir des films muets mais jamais un film sans aucune musique...

le 18 déc. 2010

56 j'aime

Le Cabinet du docteur Caligari
RoroRoro
8

Expressionnisme: un courant qui ne tourne pas rond

Critique tirée du livre "1001 films à voir avant de mourir". "Le cabinet du docteur Caligari" est la clé de voûte d'un courant cinématographique fantastique qui fleurit en Allemagne dans les années...

le 12 déc. 2013

47 j'aime

7

Le Cabinet du docteur Caligari
Alex-La-Biche
7

Durch den Monsun... (air culte)

Lors de la fin de la Première Guerre Mondiale, les allemands et Robert Wiene restèrent sans voix, tant ce dernier réalisa un film muet qui sera considéré comme le précurseur du cinéma...

le 12 janv. 2015

25 j'aime

2

Du même critique

Jessica Forever
Jekutoo
2

Il faut le voir pour le croire

Poisson d'avril... Vous m'avez bien eu, bravo ! Franchement, honnêtement, vous voulez que je vous dise ? C'est bien fait. Nan mais si, le coup du film de genre complètement pété à bas coût, français...

le 2 mai 2019

5 j'aime

6

J’veux du soleil
Jekutoo
4

L'enfer est pavé.

Ruffin et Perret, ensemble, dans un film traitant des gilets jaunes. Mettons de côté le deuxième pour développer sur le premier. Qu'il m'aurait été agréable de démolir la prétendue neutralité...

le 15 sept. 2019

5 j'aime

Josée, le tigre et les poissons
Jekutoo
5

Un connard en fauteuil reste un connard

Un tigre ce n’est rien de plus qu’un gros chat, sauvage. Les gens se font une montagne de n’importe quoi comme dirait une tante éloignée un peu éméchée. La réalité est nuancée, complexe. Être une...

le 17 juin 2021

4 j'aime