Attention spoilers.


Noureddine est un policier véreux. Médiocre. Prenant son bakchich à chaque coin de rue médiocre d’une ville moche, reproduisant dans toute sa médiocrité la violence hiérarchique qu’il subit à chacun des larbins que son statut lui confère de martyriser. Noureddine n’a pas d’amis, pas de vie, pas d’avenir, il n’a pas non plus de foi, et la loi n’est qu’un outil lui procurant un statut dans une ville sclérosée par le vice, qui a su être soluble dans une apparente vertu pour ne pas cesser d’exister.


Mais au détour d’un meurtre médiocre, sans que l’on sache vraiment pourquoi, Noureddine va subitement tracer une ligne. La ligne morale qu’il s’empêche de franchir. Non, il n’acceptera pas que cette chanteuse se soit faite suicider. Trop gros. Trop médiocre pour lui. Que se passe-t-il dans sa tête ? Egocentrisme de croire qu’il peut faire changer les choses ? Faire tomber quelqu’un de plus gros que lui ? Remettre en question l’ordre établi ?


Ici, il convient de rappeler que tous ces éléments sont d’un classicisme à toute épreuve, voire d’un ennui profond, construisant la fange de médiocrité qui entoure chaque début d’un polar digne de ce nom, et dont les américains se sont rendus maîtres (comment ne pas penser à Bad Lieutenant ?).


Alors à ce moment se pose éventuellement la seule question digne d’intérêt de ce film : quelle voie le scénariste va-t-il choisir ? Celle de la rédemption ou celle du naufrage ? C’est justement l’absence de réponse évidente et prévisible qui permet de se tenir accroché à ce qui se révèlera finalement bien un naufrage. Dans ce tas de poisse aussi exténuant pour le spectateur que pour les habitants du Caire (on imagine), on est si désarçonné qu’on en arrive à se cramponner à cette seule lueur d’espoir, la ligne tirée par Noureddine. Cette dernière lueur d’intégrité qui s’allume chez un personnage pourtant antipathique, violent, fracassé.


Et pourtant tout y passe, et la broyeuse se met en branle. Petit à petit, Noureddine va se confronter à la machinerie de médiocrité dont il est pourtant un rouage. La corruption dont il profitait allègrement devient un frein à ses ambitions de justice. La ploutocratie qui l’a placée là où il est devient son ennemie. Sa hiérarchie qu’il chérissait tant devient indigne de confiance. Il se croyait entouré, il se rend compte que la prétention qu’il a à sortir la tête du rang lui vaut les foudres de tous ceux qui l’entourent. Ne sachant se battre qu’avec les mêmes armes qui l’ont amené à garder sa place médiocre, il sombre, emporté par son obsession, qui l’empêche de voir ce qui se dessine. Noureddine est un pur produit du système ostracisant qu’il combat, que peut-il faire d’autre ?


Le Caire Confidentiel est un film sur la capacité de résilience d’une masse, d’une ville et d’un état médiocrisés par l’argent, par les petits pouvoirs qu’il suscite, par la hiérarchisation extrême des rapports que cela induit, par la violence qui y est inhérente. C’est un film sur un rouage de ce système avilissant, qui soudainement pète un câble. Mais lancé dans sa course folle, ce rouage va s’éteindre et se fracasser à la mélasse de béton, de poussière, de connerie et de privilèges. Evidemment, Noureddine ne fera rien changer, il ne mettra pas en prison le député, il ne sauvera pas la jeune immigrée témoin du meurtre, il ne se libèrera pas de la sûreté d’état, et cet assassinat, syndrome ultime de l’exercice du pouvoir-ogre sur l’obsolescence programmée de la vie humaine qu’impose l’argent débridé, ne restera finalement que ce que le titre anglais suggère : un incident (que le traducteur du titre soit envoyé au goulag).


Comble de la désespérance, c’est la révolution elle-même qui empêchera Noureddine de perpétrer le dernier acte de sa partition désespérée, pris dans les tourments de la foule en furie marchant sur lui au son d’une revendication globale, rêveuse et ô combien légitime dans l’Egypte de Moubarak : « Liberté ! Liberté ! ». Ce cri d’espérance, presque primal, résonne avec tant de tristesse, depuis qu’un maréchal au nom de princesse a jeté son opprobre et sa folie égocentrique sur le pays.


Noureddine s’en va, un député fils-de reste, le pouvoir s’ébranle mais les structures pourries resteront. Une chanteuse célèbre devient un corps ouvert, sans vie, dans une chambre générique, d’un hôtel symbole des inégalités, dans une ville poussiéreuse, monstrueuse, dégueulant sa médiocrité à la face des âmes qui ne sortiront probablement jamais de la coercition .Ces fantômes qui continueront à évoluer dans les rues crasses du Caire, à la recherche du flouze, du bifton qui leur permettra de survivre un jour de plus, en tirant la même tronche que Noureddine lorsqu’il tire sur son rogaton de pétard : en plissant les yeux, la gorge irritée, le reflux pressant, mais y revenant toujours.

Ehoarn
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le 28 août 2017

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