Derrière la façade, les fissures...

LE CLIENT (17,1) (Asghar Farhadi, IRAN, 2016, 123min) :


Ce remarquable conte « presque moral » narre le destin d’Emad (professeur de lettres) et Rana, un jeune couple d’intellectuel devant quitter précipitamment leur appartement du centre de Téhéran, à cause de menaçants travaux risquant de faire s’écrouler leur immeuble. Ce déménagement engendre un incident fâcheux en rapport avec l’ancienne locataire, bouleversant l’équilibre du couple. Le brillant réalisateur iranien Asghar Farhadi connu mondialement depuis le bouleversant et multi-récompensé à Berlin avec Une Séparation (2010), puis à nouveau avec l’excellent Le Passé (Prix d’interprétation féminine pour Bérénice Béjo au Festival de Cannes 2013) est venu présenter au Festival de Cannes 2016 son nouveau projet en sélection officielle, repartant de son séjour cannois avec le Prix du scénario et le Prix d’interprétation masculine. Faudrait-il pas inventer un prix de l’excellence auquel cas ce réalisateur se verrait en très bonne place pour remporter ce prix ?! Dès le générique où les plans serrés sont judicieusement pensés et dès la première séquence introductive en plan séquence la maîtrise de la forme rejoint le fond, avec l’évacuation de l’immeuble qui menace de s’effondrer, où les vitres des appartements commencent à se briser, la caméra s’avance près de la fenêtre pour nous montrer les travaux, comme une métaphore d’un pays qui tente de muter en se reconstruisant tout en provoquant un autre déséquilibre. Habituel à ces intrigues ambivalentes, la précision de la caméra d’Asghar Farhadi illumine d’intelligence avec des plans signifiants et en alternant la vie intime avec la vie professionnelle de ce couple de comédien qui joue la pièce d’Arthur Miller Mort d’un commis voyageur, étonnante résonnance de la vie du couple et de la volonté d’émancipation du pays. L’ingénieuse structure scénaristique comme une mécanique de précision par du fait divers pour nous plonger dans un thriller psychologique où chaque élément anodin devient un pion pour l’assemblage du puzzle final. Le cinéaste déploie toute son habilité pour mener avec brio les fissures du couple parallèlement à l’enquête du mari. Une mise en abyme judicieuse du drame conjugal, de l’étude de mœurs et d’une peinture sociale encore imprégnée d’une pesante tradition où le poids de la honte fait encore sens par le biais d’un admirable engrenage narratif jusqu’au final en huis clos dont le lieu n’est absolument pas anodin non plus. Tout au long de cette mécanique parfaitement huilée, la mise en scène serrée sur les personnages ne cesse de faire monter la tension sans baisse de rythme malgré le manque d’action proprement dite, le réalisateur sait tenir en haleine en nous amenant vers l’émotion au fur et à mesure que les humains se lézardent pour laisser apparaître toutes les zones d’ombres intimes au grand jour. Un brillant long métrage oscillant entre la défense de l’honneur et la loi du Talion, où tout est pensé avec minutie même si l’effet de surprise est moindre pour les connaisseurs du cinéaste habitué à ce genre de construction en fausses pistes et d’intrigue à tiroirs. L’originalité de cette fiction réside cette fois-ci dans l’utilisation réussie de cette pièce de théâtre faisant écho aux déboires conjugaux convoque le cinéma de François Truffaut avec Le dernier métro (1980), acte de résistance histoire d’amour, puis dans une moindre mesure Le carrosse d’or (1952) de Jean Renoir. Ce récit aux dialogues très bien écrits et au montage particulièrement rigoureux permet à l’acteur Shahab Hossein (déjà vu dans Une Séparation et A propos d’Elly) d’imposer son talent, à fleur de maux, viscéral et très émouvant, bien accompagné de l’énigmatique, subtile et touchante Taraneh Alidoosti habituée aussi du cinéaste iranien (A Propos d’Elly et La Fête du feu). Une histoire simple dont la complexité humaine confirme l’acuité d’Asghar Farhadi qui de films en films construit une œuvre d’une cohérence et d’une pertinence absolument fascinante. Venez découvrir l’état de la société iranienne et les multiples tourments de l’âme humaine enfouis dans Le Client. Exigeant, efficace, captivant, implacable et puissant. Un grand film !

seb2046
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le 14 oct. 2016

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