Le Conte de la princesse Kaguya
7.9
Le Conte de la princesse Kaguya

Long-métrage d'animation de Isao Takahata (2013)

Près de six mois après la sortie du Vent se lève de Miyazaki dans les salles françaises, l'autre maître de l'animation japonaise des studios Ghibli sort ce qui pourrait être son dernier long-métrage. De la même manière que le film de Miyazaki dégageait un sentiment de conclusion, d’achèvement pour son réalisateur, le film d'Isao Takahata développe cette même impression.


Pour autant, il s'agit là de deux œuvres différentes. Bien qu'elles se passent toutes deux au Japon principalement, on note une importante divergence : celui de Miyazaki est historique, et s'attache à une réalité tandis que celui de Takahata se réfère à une légende très connue, un mythe et un fameux conte au pays du Soleil levant. De fait, Takahata peut ainsi étendre toute son imagination dans ce film d'une beauté époustouflante. Cependant, son film relève les couleurs du Japon comme jamais, et c'est ce qui en fait son impressionnante particularité. En effet, alors qu'il aurait très bien pu faire ressortir une part fantaisiste, irréelle de son pays natal, le réalisateur préfère explorer les petits détails de la vie quotidienne des japonais de l'époque. On a donc un portrait plus que fascinant des coutumes, des traditions, de la vie sociale de la population japonaise.


Plus que des portraits qui s'échappent des aquarelles sublimées de Takahata, c'est sa vision et la rencontre de différents mondes qui prennent leur place. Premièrement, le réalisateur déploie la disjonction entre deux mondes humains. C'est pourquoi le film commence très simplement, racontée par une voix extérieure, tel un conte que nous racontons à nos enfants le soir pour qu'ils s'endorment. Nous sommes sur la planète bleue, ou plutôt la planète verte car Takahata met l'accent sur le milieu naturel que nous découvrons en ce début de film. Les couleurs sont très douces, jamais explosives, et la Nature est présentée de manière très sereine. Cette première partie est d'ailleurs dominée par sa présence assez contemplative, avec beaucoup de plan de coupes, sur les oiseaux, les cerfs, les ruisseaux, les herbes ou les feuillages. Le premier monde humain que veut explorer le réalisateur est celui de la ruralité, celui des hommes des champs, des coupeurs de bambous et de ceux qui sont contraints de chasser ou de voler pour se nourrir chaque jour. Pourtant, ces moments de grâce, de douceur, au milieu du chant des oiseaux, sont surement les plus heureux que la princesse aura vécus. Toute cette première partie avance à une allure folle, il n'y a quelque chose qui nous échappe, et qui échappe à Kaguya. Le temps passe trop vite, de la même manière que « pousse de bambous » grandit à toute vitesse. Les événements s’enchaînent, les instants de bonheur s'estompent, et la petite fille se doit de quitter son habitat. Trop aveuglé par son amour pour sa fille adoptive, le coupeur de bambou fait construire un palais à la capitale. Soudain, les couleurs deviennent plus fades, plus tristes, et on comprend très bien qu'elles s'adaptent à l'humeur de la jeune fille, qui s'en va de ce paradis naturel et vrai, brisant sa promesse de revenir un jour en ce lieu. On entre alors dans la deuxième partie du film, et un nouvel apprentissage attend la demoiselle devenue assez grande pour se conformer aux règles de bienséance de la haute bourgeoisie japonaise. Si la Nature donnait à Kaguya un espace de vie très large dans la première partie, de même que sa petite cabane donnait une plus grande impression d'espace car ouverte sur le milieu naturel, la demeure dans laquelle la princesse vit à présent l'enferme et la compresse de jour en jour. Plus que le portrait de cette petite princesse, remarquablement belle, c'est celui de cette haute société qui est dépeinte. Elle doit à la fois changer ses attitudes, ses manières de faire, mais aussi son visage. Le naturel, le pur, le beau est remplacé par l'artificiel, le matériel, le rien, le plus creux de tous les vides. Elle retrouve refuge avec sa mère dans un jardin artificiel qu'elle fit à l'arrière du palais, mais ce qui est construit de la main de l'Homme ne peut remplacer ce qui apparaît naturellement. Tout cet artifice est crayonné de manière plus intensive, les couleurs ressortent nettement plus et sont moins léchées par un pinceau humide. Dans une scène, surement la plus belle de toutes, la princesse éclate. Elle s'enfuit, se débarrasse de ces vêtements, de cette fausseté paralysante, et elle court, court, pour ne plus voir son visage, jusqu'à ce que l'on confonde son corps et ce qui lui reste de ses habits, jusqu'à ce qu'il n'y ait que des crayonnages brouillonnés, le fusain est appuyé d'une violence extrême, renforcé par une couleur dominante : le rouge sang. D'une beauté plastique, d'une beauté musicale déchirante de Hisaishi, on revient au point de départ, elle aurait peut être rêvé.


Le retour à la réalité est douloureux, car l'opposition entre l'avant et l'après est d'autant plus marquée. Sa beauté naturelle est balayée, on ne la reconnaîtrait plus, c'est un visage recouvert de tristesse. Ainsi, elle doit se ternir les dents de noir, il est inconcevable qu'elle puisse sourire à pleines dents, et l'éclat délicieux de son rire disparaît. Voilà comment marque Takahata la divergence de ces deux mondes : par des attitudes, par des émotions, par des sensations différentes. Même l'Amour, le sentiment le plus humain qui soit, est ravagé de règles prescrites, d'artifices, de poésies inutiles. Tout est codifié, et tout paraît donc froid et sans vie, on est obligé de rajouter des couleurs pour donner de la saveur, mais les visages sont les mêmes. Lors d'une scène, elle va alors sous les cerisiers en fleurs, danse autour et naît soudain la rencontre entre ces deux mondes : la bourgeoisie et la pauvreté. La bourgeoisie bouscule la pauvreté, et c'est la pauvreté qui s'excuse. Merde, c'est trop triste. Et voilà ce que dit Takahata : au delà des barrières existantes, c'est par l’innocence de l'enfance et sa pureté que ces deux mondes peuvent se rejoindre. Ainsi, on assiste à leur union lors d'une scène d'envol magistrale, où la princesse Kaguya tient la main de son ami d'enfance Sutemaru, un jeune homme modeste . De cette manière, tout est mis sur un même pied d'égalité, et plus que cela, c'est une ode à la liberté, à s'échapper des règles, des codes froids, et de se laisser porter par les envies et les volontés. En d'autres termes, c'est une ode à la vie humaine qui parcourt des tableaux naturels de plus en plus beaux.


Retour à la dure réalité. Ce fut un moment d'exaltation de bonheur, et ce sera le seul, parce que maintenant, il n'y a plus de couleurs, c'est la nuit, et la Lune brille : on vient la chercher. Au delà de présenter la séparation puis la jonction entre deux mondes humains, le film fait le parallèle entre le monde des Hommes, et celui des dieux : Kaguya est plus qu'humaine, c'est une entité mystique. C'est étrange cette tendresse par laquelle Takahata passe. Certainement une scène déchirante, mais tendre, et douce. Son monde lunaire, son monde céleste et quasi-religieux vient la chercher et le monde des hommes s’éteint peu à peu, il s'endort sous une berçante et triomphante musique. Là, c'est surement Takahata qui s'exprime au travers de la princesse qui ne veut pas partir. L'Humanité a beau être cruelle, elle peut être violente et brutale, elle n'en reste pas moins belle ! Elle est belle parce qu'elle est multiple, parce qu'il n'y a pas qu'un aspect qui est déployé, mais des diverses et variés. Et si Musset a dit un jour que le mal existe, mais non pas sans le bien ; comme l'ombre existe, mais non sans la lumière, c'est que c'est bien vrai. Or on ne repousse pas ce qui est plus puissant que nous, on le laisse nous prendre, nous arracher de notre bonheur humain pour nous abandonner dans une mélancolie, une tristesse à la fois douce et cruelle, comme la nuit est sombre avec la Lune qui l'éclaire.

Nonore
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le 30 juin 2014

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