Un an après avoir réalisé « L’Assassin habite au 21 », Henri-Georges Clouzot tourne et 1943 le film qui lui vaudra le plus d’ennuis : « Le Corbeau ». Il est toujours produit par la Continental, la compagnie de production et de distribution implantée en France par les allemands pendant l’occupation.


Dans une petite ville de province, le docteur Rémy Germain, un praticien reconnu, devient la cible d’une campagne de diffamation par des lettres anonymes, qui l’accusent d’entretenir une liaison avec Laura Vorzet, une femme mariée qui travaille avec lui, et d’opérer des avortements. Rapidement, la ville se teinte d’une atmosphère délétère, d’un climat propice à la suspicion, tandis que ce mystérieux ‘Corbeau’ poursuit son œuvre.


Le film fut relativement mal perçu à sa sortie, à la fois par le régime de Vichy et par la Résistance. L’on reprocha à Clouzot de dénigrer le peuple français en dépeignant l’un des phénomènes d’une des pages les plus noires de son histoire, la délation sous l’occupation. Le réalisateur fut d’ailleurs incarcéré et interdit de faire des films à la Libération. L’interdiction fut toutefois levée en 1947, et « Le Corbeau », réhabilité.


Car il y a en effet deux lectures principales du film de Clouzot.
Tout d’abord, l’on a affaire ici à une sorte de polar, un thriller à suspense où l’on cherche à débusquer un coupable. L’on retrouve tous les ingrédients de l’enquête, avec ses experts, ses indices et la piste du criminel que l’on tente tant bien que mal de suivre.


Le film possède aussi une grande dimension psychologique : il n’est pas tant question d’un assassin ou d’un cambrioleur, dont le mal est physique, tangible, mais d’un procédé bien plus insidieux et redoutable. Il s’agit ici de semer la discorde dans la ville, de marquer les esprits plus que les corps. De ce jeu macabre auquel s’amuse le corbeau, nul ne ressort indemne.


Dans la lignée de ses idées déjà traitées dans « L’Assassin habite au 21 », Clouzot donne un double sens à son film, utilisant le récit fictif qui y est fait (bien qu’inspiré d’un fait divers réel) pour dénoncer les dérives de ses contemporains. Le réalisateur décrit la médiocrité de ces individus qui sont prêts à passer outre les incartades de leurs collègues, pourvu que ceux-ci leur rendent la pareille. De ces autres aussi, qui, au pire de la psychose qui s’empare de la ville, protégés par la garantie d’un certain anonymat, se font corbeaux eux-mêmes et multiplient les missives au vitriol. Enfin, de ceux qui n’ont que le goût du scandale, et qui guettent avec avidité l’arrivée de nouvelles lettres du malfaiteur pour assouvir leur curiosité malsaine – un comportement ô-combien moderne, quand on pense au succès recueilli par des torchons comme « Closer ».


Dans sa forme, le film est également une réussite splendide. Outre une photographie noir et blanc soignée, on a affaire à une bande d’acteurs de très haute volée. Il y en a deux, voire trois, qui tirent leur épingle du jeu : Pierre Fresnay, qui, avec sa voix terrible, s’impose physiquement à l’écran. Il interprète ici aussi avec beaucoup de justesse ce médecin devenu distant et peu disert. Il y a aussi Pierre Larquey, qui possède un rôle très particulier, superbement écrit, aux punchlines assez improbables, à la mesure de son drôle de talent et de son élocution si caractéristique. Chez les femmes, la sculpturale Micheline Francey au visage parfait s’efface un peu devant Ginette Leclerc, (clairement) moins attirante, mais plus humaine et touchante.


Avec ce deuxième film, Henri-Georges Clouzot signe une œuvre magistrale, une enquête policière haletante doublée d’une réflexion sombre et réaliste sur un phénomène courant dans la société française, durant ces heures noires de notre histoire. 

Aramis
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le 30 juin 2015

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