La littérature nous y a déjà préparé. En effet, il suffit parfois de changer de vêtement, de couvre-chef par exemple, pour basculer dans un autre monde. Ici, il s’agit d’un blouson en daim convoité depuis longtemps par Georges qu’il finira par acquérir à prix d’or après s’être débarrassé avec hargne de sa veste de tous les jours. Cette acquisition sera le point de départ d’une véritable métamorphose, différente certes de celle de Gregor Samsa, mais donnant néanmoins pareillement naissance à une inquiétante créature.


Non pas à un cafard comme dans la nouvelle de Kafka mais à un hallucinant psychopathe. A vrai dire cette transformation passera par plusieurs étapes. Ainsi sitôt le blouson endossé, Georges n’aura de cesse que de se contempler avec jubilation profitant de la moindre occasion offerte par un miroir ou un reflet dans une vitre pour admirer son image. Première étape donc, un narcissisme frénétique. Et ce sous l’effet de cette nouvelle tenue qui n’est pas sans rappeler le pouvoir maléfique de la tunique de Nessus. Deuxième étape, une fois ôté puis suspendu avec soin au dos d’une chaise le blouson deviendra le confident de son propriétaire qui se mettra à monologuer devant lui. Du monologue on passera assez vite au dialogue par un réel dédoublement de la personnalité de Georges marquant le début de la troisième étape. La quatrième quant à elle verra Georges obéir scrupuleusement à son double promu porte-parole des desideratas d’un blouson en daim. Ses ordres sont sans appel : faire disparaitre de la surface de la terre tous ses semblables quelle qu’en soit la texture. Délirant programme de purification vestimentaire que Georges exécutera à la lettre quitte à occire les récalcitrants se refusant à lui céder spontanément leur bien. Un tueur est né, Mister Hyde ou plutôt Mister Georges.


Mais l’essentiel est ailleurs. Tout aussi important que ce fameux daim, sinon plus, le caméscope, numérique offert en prime par son vendeur lors de l’achat du blouson. Jugé d’abord comme superflu ce cadeau inattendu se révèlera bientôt indispensable. Soit pour tromper sa solitude, soit par curiosité, Georges apprendra peu à peu à s’en servir et ne cessera plus de filmer, au point de se dire cinéaste en réponse à la question posée sur sa profession. Au début, convenons-en, l’art et la manière n’y sont pas. De façon quelque peu décousue s’enchainent en effet plans de paysages, du maestro lui-même se reflétant dans une glace ou scène choc de récupération musclée de blousons condamnés à être éliminés.


Un semblant de cohérence arrivera néanmoins à prendre forme grâce à une improbable rencontre avec une monteuse de cinéma, Denise, qui a dû accepter un petit boulot de serveuse pour arrondir ses fins de mois. Trop heureuse de rompre la monotonie de son train-train quotidien elle n’aura plus qu’une seule envie, visionner les premières prises de vues puis, enthousiasmée par celles-ci, monter le film prétendument en cours de réalisation dont elle pense avoir compris le sens. Là-dessus elle se trompe mais qu’importe dès lors que son regard vient légitimer le rôle que Georges s’est lui-même donné. Le tournage doit donc continuer, the show must go on…sauf que le scénario n’est pas celui imaginé par Denise mais celui imposé par un dément.


Si, selon Thomas De Quincey l’assassinat peut être « considéré comme un des beaux arts » il se confond ici avec le septième art. On est probablement là au cœur de la réflexion de Quentin Dupieux. Pour l’appréhender sans doute faut-il d’abord s’arrêter sur cette œuvre clef qu’est « Le voyeur » (Peeping Tom) de Michael Powell. A sa sortie, en 1960, le film fit d’abord scandale avant d’être ensuite unanimement reconnu à sa juste valeur. En résumé, Mark Levis, victime dans son enfance des expériences de son père, célèbre biologiste, ne parviendra à surmonter la réalité une fois adulte qu’en s’abandonnant à sa perversité de voyeur et d’assassin cinéaste. Mais écoutons plutôt Jean Streff dans sa passionnante chronique parue sous le titre « Cet objet du désir : les yeux » dans le numéro 4 de la revue Noto :



Un autre chef-d’œuvre, signé Michael Powell, sorti en France au Midi-Minuit, salle des Grands-Boulevards qui alternait films érotiques et d’épouvante, et qui coûta sa fin de carrière au réalisateur avant de faire partie du panthéon de son œuvre, montre bien la grande solitude du coureur de fond qu’est le voyeur devant un désir jamais assouvi. L’expression « viol par les yeux » que l’on doit à l’incontournable Magnus Hirschfeld prend ici tout son sens, tandis que Powell réussit le film quasi parfait sur le cinéma. Mark Lewis (interprété aussi bizarrement que sublimement par Karlheinz Böhm, l’empereur de la série des Sissi), assistant-opérateur professionnel et client assidu de la cinémathèque, ne se sépare jamais de sa petite caméra 16 mm qu’il aime à caresser, chouchouter, embrasser et avec laquelle il filme, toujours aux aguets, n’importe quelle scène d’intimité qui puisse satisfaire son désir. Profitant de son métier, il propose aussi à des jeunes starlettes de leur faire ce qu’on appellerait aujourd’hui un book, une fois le studio fermé. Pour cela, elles se dénudent (mais pas trop, ce n’est pas son truc) et dansent en avançant, sous ses ordres, devant l’objectif de la caméra. Le pied brusquement tiré de celle-ci se transforme en lame d’acier qui vise la gorge de la victime. Et c’est alors que la lame commence à s’enfoncer que, par un mécanisme soudain, un miroir vient se poser sur la caméra, obligeant la jeune femme à contempler sa propre agonie. Le soir, rentré chez lui, Mark se projette le film. Nous atteignons un degré de voyeurisme inédit dans un septième art qui en a fait son gagne-pain depuis la sortie des usines Lumière. A savoir : 1. Le voyeur filme sa victime, 2. Il regarde le film, 3. Le spectateur voit le voyeur regarder, 4. La victime se voit mourir 5. Et derrière se tient un metteur en scène qui prend plaisir à nous montrer. Plaisir pour le moins ambigu qu’il poussera au bout, puisque Mark, se sachant découvert, finira par retourner son arme cinématographique contre lui et se suicidera en avançant vers la caméra meurtrière accrochée au mur, en s’autofilmant et regardant sa propre mort dans le miroir de ses fantasmes. Sachant que Mark Lewis a passé son enfance devant la caméra de son père (rôle tenu par Michael Powell en personne !) Le Voyeur est certainement le film ultime sur le cinéma.



Si « Le Voyeur », à l’instar d’ailleurs de « Fenêtre sur cour » d’Alfred Hitchcock, est assurément une métaphore du cinéma, il n’en est cependant pas "le film ultime" comme le pense Jean Streff. Et pour cause, près de soixante ans plus tard, Quentin Dupieux avec « Le Daim », vient de changer de paradigme. Pour paraphraser Barbey d’Aurevilly le bonheur est certes dans le crime tant pour Mark Lewis que pour Georges mais les raisons désormais diffèrent. Le premier, incarnant l’essence originelle du cinéma, n’a de cesse que de voler l’image des autres et de jouir de cette intimité violée, le second par contre, ne tire de jouissance que de lui-même effaçant dès lors par la mort toute représentation d’autrui.


Si l’on essaie de s’interroger sur ce changement, deux causes pourraient être retenues. D’une part l’individualisme qui s’est emparé des sociétés au point que tout un chacun semble être devenu sa propre norme, d’autre part l’explosion des nouvelles technologies prête à servir ce nombrilisme. De là, tel que disséqué par Philippe Muray, cet homo festivus contemporain arpentant le globe, smartphone dernier cri à la main, pour en rapporter des selfies… Pour qui en douterait, cet entrefilet paru dans la presse du 11.7.2019 en donne une illustration savoureuse : « Un lac artificiel pollué aux couleurs rappelant celles d’un paradis tropical est récemment devenu un aimant pour des visiteurs à la recherche du selfie parfait dans les Maldives sibériennes. » Avec le développement des selfies c’est le moi boursoufflé qui règne sans partage, celui qui filme se confond avec celui qui est filmé abolissant ainsi tout le reste y compris le passé. On aura déjà noté qu’un monument prestigieux ne prend plus sa valeur parce qu’il est chargé d’histoire mais parce qu’il a eu l’insigne honneur d’avoir été choisi comme arrière-plan d’un autoportrait. De cela « Le Daim » en est très exactement la métaphore. Bien sûr, ces millions de Narcisse se mirent sur le petit écran de leur portable, mais, n’en doutons pas, leur appréhension quasi autistique du monde ne manquera pas de modifier les images destinées au grand écran.

Athanasius_W_
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le 23 juil. 2019

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