"C’est pas bizarre, c’est génial, tu peux pas comprendre, ça déboîte" : délices d’interprétations

« C’est pas bizarre, c’est génial, tu peux pas comprendre, ça déboîte. » : une première lecture de cette réplique du film Le Daim, prononcée par Jean Dujardin, alias Georges, en ferait bondir plus d’un ; nous serions alors tentés d’y attribuer les étiquettes suivantes, qui font la réputation du film : « loufoque », « sans intérêt », « absurde », « ubuesque et décalé », voire « inaccessible ». Cependant, loin d’être de la provocation gratuite sans terreau sémantique, c’est sous une apparente arrogance mêlée d’orgueil, comme le souligne cette réplique de Georges volontairement décontextualisée (« tu peux pas comprendre »), que se déploie en réalité la profondeur du personnage principal, Georges, incarné par Dujardin. Un personnage sorti de nulle part, atemporel, à l’allure ringarde, souhaite se faire remarquer grâce à son accessoire fétiche : son nouveau blouson en vrai (car il insiste là-dessus) daim. Son objectif ? Devenir le seul blouson du monde (oui, oui) … Il nous dira par la suite que c’est pour parfaire son style de malade.


Résumer l’œuvre de Dupieux s’apparenterait à des inepties de la sorte : « alors en fait c’est l’histoire d’un pneu tueur et télépathe qui veut tuer des gens » (aka Rubber) ; « donc c’est l’histoire d’un mec qui doit trouver le meilleur gémissement de l’histoire du cinéma en 48 heures et en fait il galère » (aka Reality). Le Daim, c’est l’histoire d’un type qui veut que son blouson devienne le seul blouson au monde. Tentative de décryptage de cette bigoterie blousonnesque :


« Devenir le seul blouson du monde, donc… mais pour quoi faire ?! », me direz-vous (et à juste titre !). On pourrait balayer cette question incongrue d’un revers de main tant elle semble idiote et insensée. Mais l’univers à la fois mystérieux et captivant de l’œuvre de Dupieux nous invite étonnement à penser la démarche, grâce à une multiplicité d’interprétations sur les motivations de Georges. En effet, l’argument est le suivant : un type achète un blouson qu’il trouve stylé pour retrouver confiance en lui car il s’est fait larguer (on l’apprend lors d’une conversation au téléphone entre Georges et son ex-femme). Avec son air suffisant et prétentieux, Georges apparaît tout d’abord franchement ridicule, comme en témoigne son intervention au bar pour amorcer la discussion avec deux femmes et attirer leur attention ; discussion qui se terminera par un échec cuisant teinté de malaise : « Non, on ne parlait pas de ton blouson », lui répondent les deux femmes. Raté, Georges…
Mais sous cet air ridicule et comique apparaît aussi un personnage touchant. En effet, Georges se met à bégayer à la moindre situation inconfortable dans laquelle il se retrouve en société, comme au bar, encore une fois, lorsque la barmaid lui demande ce qu’il fait dans la vie. Il improvise une réponse, n’assumant pas de ne « rien faire dans la vie », de ne pas avoir de situation stable. Il va donc devoir assumer cette réponse par la suite, en s’improvisant cinéaste : il filmera de façon voyeuriste et macabre des sortes de snuff movies improvisés.


C’est à travers ce portrait nuancé du personnage principal que réside d’ailleurs l’ironie mordante et l’autodérision dont fait preuve Georges lui-même, le ringard à la fois mégalomane et prétentieux, mais aussi attachant et touchant. En effet, si le blouson de Georges, qui symbolise son double personnifié, est l’alibi du propos, c’est que cet accessoire insolite lui permet d’explorer des thématiques qui lui sont chères, avec une ironie en creux : quand Georges se moque de lui-même : Dujardin. En effet, Georges semble tout droit sorti d’une agence de films pornos, comme le pense alors la femme qui se dit ancienne actrice dans le X lorsqu’elle passe devant lui en voiture, après la fameuse rencontre au bar. Dujardin se joue alors délicieusement de lui-même, dans un décalage entre ce qu’il est réellement dans la vie : Dujardin, ponte du cinéma, et le rôle qu’il incarne dans le film, Georges : la séquence suivante présente Georges en train de rembarrer cette femme qui lui propose de tourner dans un de ses films qu’elle pense d’emblée comme pornographiques :


- Qu’est-ce qui vous fait penser que je fais du porno ?
- T’as pas l’air d’être dans le vrai cinéma quoi.
- Si j’suis dans l’vrai cinéma, tu m’as regardé là ? t’as vu le style de malade ?


Un séquence particulièrement drôle et jubilatoire quand on voit Dujardin faire preuve d’une telle autodérision de sa personne dans son propre rôle.


« Mais alors pourquoi ce monde absurde pour finalement filmer la vie, le comportement en société, les rencontres fortuites et les discussions de comptoir ? » Quentin Dupieux nous livre la réponse dans une interview France culture datant de l’année dernière : « Je fabrique des petits mondes qui n’existent pas », explique-t-il. Effectivement, vouloir être le seul blouson du monde est un projet sans précédent… et c’est justement car ce monde au projet ambitieux et incongru n’existe pas qu’on a le droit de s’immiscer à l’intérieur et de se laisser bercer par cet univers et y construire du sens, petit à petit, pour apporter des interprétations et même une vision de la vie : des petits mondes incohérents qui vont devenir cohérents grâce au spectateur qui accueille le film en proposant sa propre lecture. Georges nous parle de lui mais aussi de nous, du rapport au monde, et de notre amour pour la mise en scène, comme lorsque l’on se retrouve accoudé(e) au comptoir du bar et que la barmaid nous demande notre boulot… Une chouette expérience de la vie : la construction de sens dans un monde en apparence dénué de sens. Georges aurait presque pu dire : « Mon blouson, c’est ma vie, mon shot de confiance en moi pour affronter le regard d’autrui et m’assumer tel que je suis, m’inventer une carrière et embarquer la barmaid avec moi. »


Pour conclure : un humour décapant, teinté d’une grande autodérision, auquel les adeptes de l’humour décalé adhèreront tout de suite. C’est également une bonne entrée en matière pour découvrir l’univers « loufoque » de Dupieux ( terme à prendre avec des pincettes, car Dupieux n’est pas fan de ce terme galvaudé qui est souvent employé pour qualifier son cinéma : et oui, y’a du fond derrière cette bizarrerie et cette apparente superficialité !). S’il devait appartenir à une catégorie, « Le Daim » appartiendrait à celle-ci : sujet en apparence débile mais franchement probant ! Foncez !

July-Ane
9
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le 11 mai 2020

Critique lue 212 fois

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July-Ane

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