Adapter une œuvre littéraire au cinéma, qui plus est lorsqu'il s'agit d'un roman qui joue autant sur l'idée du passage inexorable du temps, de la routine et de la vacuité d'une existence qui n'a de militaire que les oripeaux est fort périlleux. En cela Le Désert des Tartares de Dino Buzzati fait figure de modèle. Je l'ai lu (et adoré) récemment, du coup j'appréhendais un peu le visionnage de cette adaptation méconnue des années 1970, pourtant dotée d'un casting impressionnant.


Si l'on doit absolument comparer le film à son matériau d'origine, Le Désert des Tartares de Valerio Zurlini est décevant, puisqu'il n'arrive jamais à saisir avec toute la force qui est celle de Buzzati le poids du temps qui s'écoule sur les épaules du pauvre Drogo. La première moitié du film est à ce titre la plus réussie, puisque correspondant à la partie du roman où il se passe effectivement le moins de choses : c'est le temps pour Drogo de la découverte du fort Bastiani (curieusement rebaptisé "Bastiano" dans la VF du film), de sa sociabilisation avec les différents caractères qui le peuplent, de sa lente familiarisation avec les règles et les traditions du fort, lesquelles vont bientôt se transformer pour lui en objets de fascination. C'est cette transition d'un état d'observateur qui ne souhaite pas prendre part à la vie du fort à celui d'un homme obnubilé par ce dernier qui est sans doute traité un peu maladroitement.


La narration elliptique et la durée somme toute fort raisonnable du tout (moins de 2h 20) vient expliquer cela. N'empêche qu'à certains moments on sent bien le parti pris d'avoir réduit certaines séquences, au prix souvent de la lisibilité de l'intrigue dans son ensemble, et de la perte de cette sensation de temps qui passe, caractéristique du roman. Pour faire simple : ça manque selon moi de séquences contemplatives (auteurisantes diront les mauvaises langues) afin de restituer cette impression de longueur et de lenteur qui se traduit par le passage de plusieurs dizaines d'années dans le livre.


Mais bon cette comparaison n'a pas vraiment de sens en soi, puisque le film puise dans d'autres atouts pour donner à l'histoire une tonalité un brin différente de celle développée dans le roman. En effet, si la littérature a les mots et leurs nuances infinies, le cinéma a les images, les bruits et des acteurs en chair et en os pour représenter différemment le réel. Or c'est une réussite de ce point de vue, à plusieurs égards.


D'abord les décors, tout bonnement époustouflants. C'est l'un de ces films à vous rester en tête longtemps après l'avoir vu tant il respire le vrai, tout en profitant d'une photographie à même de créer un esthétisme sidérant. Le choix de cette forteresse iranienne perdue au milieu d'un champ de ruines est absolument génial. On ne pouvait faire mieux pour retranscrire cette dualité désertique et montagnarde décrite par Buzzati. Les plaines steppiques côtoient les flancs de collines nues et poussiéreuses ; les tours cyclopéennes surveillent immobilement les cols enneigés depuis toujours : c'est un paysage mi-naturel mi-artificiel qui est porteur d'une puissance poétique inouïe.


Les costumes ensuite, auxquels on peut ajouter la décoration des intérieurs. L'univers qui est mis en place par Zurlini semble crédible. Il est un étonnant mélange de France napoléonienne, d'Autriche impériale et d'Italie aux heures de la Grande Guerre. L'attention portée sur la façon de montrer les militaires dans cet apparat qui les écrase et les dépasse est particulièrement réussie. On ressent avec Drogo tout le poids désuet de cette institution au milieu des ruines et du vide désertique, son côté comique (voire absurde) qui flirte avec le tragique.


Une tragédie à laquelle va se lier le destin de Drogo, progressivement affecté d'un étrange mal auquel Zurlini semble faire mine de donner une origine physique (la composition des briques du fort ?), chose qui n'est je crois pas présente dans le livre. Soit, cela permet de donner une consistance un peu plus réaliste à la déchéance inexorable du héros, prisonnier de la fatalité de sa propre existence. Je trouve en ce sens la construction de l'attente autour de l'ennemi du Nord réussie. Elle parvient à imiter (sans l'égaler) la lente élaboration de l'invasion décrite par Buzzati dans le livre en la raccrochant plus directement à la question de l'institution militaire et de son effet destructeur sur le libre-arbitre des individus.


Chez Zurlini, par la force des images, la forteresse devient cet organisme vivant, aux accents lovecraftiens, qui inhibe sourdement tout réflexe de survie chez ceux chargés de la défendre. Les premières tentatives de s'en échapper (par le certificat médical) se voient déjoués par l'intraitabilité détestable des règles de l'administration militaire. Jadis feinte car souhaitée, la maladie devient finalement une vérité tangible à laquelle est confronté notre héros sans possibilité d'échappatoire... sinon autrement qu'en quittant l'endroit en question, devenu entre-temps l'épicentre d'une gloire dont on n'espérait plus quelconque réalisation. Vertigineuse mise en abyme...


Plus sensible que métaphysique (du fait notamment de la nature du médium cinématographique), l'adaptation de Zurlini offre donc une grille de lecture sur l'histoire de Drogo qui diffère assez nettement de celle donnée par Buzzati. Un film dont la beauté plastique, rappelant par moments celle du Alexandre le Grand d'Angelopoulos, vient sublimer poétiquement. Mention spéciale aussi à la musique de Morricone, ensorcelante, et aux acteurs, parfaits. Un très bon moment que je recommande.

grantofficer

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