Le deuxième souffle pourrait être l’expression appliquée au Doulos (après la parenthèse malheureuse de L’ainé des Ferchaux qui entérine la rupture avec Belmondo) : plus à l’aise, en pleine possession de ses moyens, Melville y creuse les mêmes thèmes narratifs et y amplifie son esthétique.
Le décor urbain est désormais familier, tout comme les personnages qui y sévissent : stetson, imperméables, en bande organisée. La nature n’est qu’un dépotoir à cadavres ou carcasse de fourgons, et les intérieurs sont savamment repérés à l’avance. Cette obsession de la maitrise de l’espace (accentuée par la scission Paris-Marseille, Prison-évasion) renvoie à celle du cinéaste, qui dilate encore les séquences sans dialogue, méthodiques et épurées. On pense au Clouzot du Salaire de la peur dans la séquence du braquage du fourgon : même plans larges différant l’arrivée, même absence tendue de musique. L’insistance par le montage sur la tension des différents visages, particulièrement dans l’affrontement final évoque quant à lui Leone, et on comprend bien l’influence de Melville sur John Woo au regard du carnage impitoyable qui conclut le film.
Pour toutes les directions initiées par le Doulos, Melville va plus loin : plus affirmée, la désérotisation : Manouche est davantage une complice qu’une femme (et on est loin de la sensuelle Isabelle Corey de Bob le flambeur). Plus poussé le rôle de la police. Ici, on joue à armes égales, on rivalise d’intelligence et on prend l’autre à son propre piège, non sans un certain respect mutuel, occasionnant des passes d’arme de haute volée. L’entrée en scène de Meurisse est un chef d’œuvre : pour se présenter, Melville le fait exposer le monde merveilleux des gangsters où tout le monde se tait car personne n’a rien vu. Superbe programme du film, et de bien des opus de Melville : donner à voir ce qu’on cache, disséquer les mises en scènes, toujours après la bataille, en remontant patiemment jusqu’aux différents protagonistes : « On trouve plus facilement quelqu’un qui se cache », affirme le commissaire.
Meurisse et Ventura composent un duo de légende qui peut nous évoquer ce que sera celui du Heat de Mann quelques décennies plus tard.
L’autre ambition du film est sa longueur. Après le casse, l’attentisme. « J’ai peur qu’en me déplaçant, je fasse bouger quelque chose » confesse Manouche ; le metteur en scène est particulièrement à l’aise lorsqu’il s’agit de poser ses protagonistes en chien de faïence pour faire monter la tension avant le carnage final, réplique elle aussi assez fidèle du Doulos, et archétype du film noir.
J’ai personnellement un peu de mal avec ses transitions, une marque de fabrique chez lui, balayements en fondu latéral, ou les zooms brutaux, affèteries plutôt dispensables au regard de sa maitrise du cadrage et sa composition des plans.
L’évolution, enfin, est aussi celle de la grandeur des personnages : pas d’histoire d’amour, un appât du gain mesuré et circonstancié par la nécessité ; reste l’amitié et la dignité. La quête de Gu est celle de la vérité quant à son honneur, et de sauver celui qui prend à sa place. Figures d’un grand banditisme dans tous les sens du terme, les acolytes prennent leur rôle avec le sérieux de soldats patriotes.
La tragédie fortement pressentie exacerbera ces enjeux. L’honneur est sauf, et la confession écrite peut remplacer la parole enregistrée. Qu’importe la mort, qu’importe l’amour. Le commissaire sait reconnaitre en son pire ennemi un homme de sa trempe, et honore sa mémoire.
Après 2h30 d’immersion dans ce monde interlope, on prend la mesure du carton initial, et des citations (que Melville met en exergue de chacun de ses films) où le cinéaste se défend de cautionner les agissements de son personnage : en dépit de sa morale criminelle, le film contribue en effet à faire de lui un grand homme.
(8.5/10)

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le 23 mai 2014

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Sergent_Pepper

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