Saul n'est qu'un de ces rouages interchangeables, mal graissés, placés au service de l'industrie génocidaire nazie. En cette année 1944, il n'a plus que les charniers pour horizon, et des cadavres en sursis comme compagnons de route. Il arpente Auschwitz-Birkenau frappé de désillusion, accueille les passagers asservis des trains, les traîne jusqu'aux chambres à gaz, puis emporte leurs cadavres vers les fours crématoires, avant d'oeuvrer à la dispersion des cendres ou au nettoyage des sols maculés de secrétions humaines. C'est cet homme éteint, presque muet, que choisit de filmer le néo-réalisateur hongrois László Nemes, avec un regard clinique et en plan serré. Il prend le parti, invariable, de braquer un objectif 40 mm dans le sillage de ce détenu hongrois en peine, campé par un Géza Röhrig à la composition intériorisée, confondant de justesse.


Filmé caméra à l'épaule, Le Fils de Saul répond à des partis pris de mise en scène immuables, participant d'un sentiment claustrophobique accablant. La sensation d'étouffement induite par les prises de vues fait précisément écho aux conditions concentrationnaires douloureuses, saisies par bribes, par le truchement du point de vue partiel et subjectif de Saul, qui en vient à se confondre avec l'objectif. Ancien assistant de Béla Tarr, grand défenseur de la pellicule, le jeune László Nemes (38 ans) s'inspire beaucoup d'Elem Klimov (Requiem pour un massacre) dans son traitement sensitif des faits et des mouvements. Privilégiant les plans longs et un format standard unique, cinéaste d'une exigence et d'une radicalité appréciables, il s'échine à inciser l'espace, avec maestria, par le recours au flou et des choix de cadrage faisant sens. Sans omettre de circonscrire l'appréhension du camp, de ses inexpiables folies et de ses petits trafics aux exigences d'une mise en scène très typée, prépotente, et potentiellement agaçante.


En raison d'un cadre fermé et d'une très faible profondeur de champ, c'est le son, travaillé en orfèvre, qui est appelé à témoigner des atrocités ambiantes. Il informe le spectateur, de manière abrupte et fragmentée, le guide dans une immersion sensorielle éprouvante, lui cède les clefs de compréhension et de décryptage d'un hors-champ érigé en entité à part entière. Cris, sommations, explosions, tirs et privations accompagnent le récit sans jamais ouvrir l'image ni à la complaisance ni au pathos. En soi, il s'agit déjà là d'un tour de force voué à faire date. László Nemes démontre, s'il le fallait, qu'en renonçant à toute forme d'esthétisation, on parvient très judicieusement à restituer l'horreur dans son essence même.


Grand prix au Festival de Cannes, Le Fils de Saul tient tout entier en 48 heures, un cadre temporel suffisant pour que se croisent deux intrigues dont l'unique trait d'union relève du personnage principal : d'une part, la fomentation d'une mutinerie suivie d'une évasion ; d'autre part, la quête obstinée d'un rabbin susceptible d'enterrer dignement le corps sans vie d'un enfant, présenté comme celui de Saul. « Tu t’occupes des morts au lieu de t’occuper des vivants », glissera d'ailleurs l'un des protagonistes, aux yeux duquel Saul semble accorder la primauté à cette seconde mission, plus personnelle mais non moins épineuse. Derrière ces deux lignes directrices, c'est Auschwitz et sa mécanique barbare qui se mettent à nu, de la ronde sinistre des chefs kapo au quotidien malaisé des sonderkommandos. On y exploite, maltraite ou élimine les prisonniers, réduits dans tous les cas de figure à de vulgaires et éphémères parasites. À cela, y a-t-il vraiment une échappatoire ? László Nemes y apporte une réponse définitive.


Critique à lire dans Fragments de cinéma

Cultural_Mind
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le 7 mai 2017

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