Un arbre, deux silhouettes affairées en-dessous, à creuser semble-t-il, et la relative quiétude de la nature en arrière-plan : le premier plan du Fils de Saul est presque apaisé, et entièrement flou. Mais très vite, les sons des véhicules nazis déchargeant les juifs dans la cour emplissent l’ambiance sonore ; surtout, un homme avance vers la caméra, « sort du néant » comme l’expliquera Laszlo Nemes : Saul et son visage émacié se découpent, net, dans le cadre. La caméra ne le lâchera plus, lui, le Sonderkommando, le « porteur de secret ». En deux plans interminables, filmés caméra à l’épaule, et sans jamais que le montage ne se permette aucune coupe, il emmène machinalement un convoi de juifs. Déshabillés et enfermés dans la chambre, ils frappent désespérément de l’autre côté de la porte fermée par Saul.


Transcender l’indicible par l’art


Après cette première séquence absolument sidérante, la mise en scène toute entière de Laszlo Nemes vise à faire entrer le spectateur dans le quotidien d’un Sonderkommando, à le placer face à toute l’absurdité de sa condition de prisonnier assassin. Le son joue un rôle décisif : les cris, mixés très fort (notamment durant la première séquence), les bruits des machines créent une atmosphère étouffante. Les langues s’entrechoquent, entre les ordres nazis, le mauvais allemand des prisonniers, le hongrois et le yiddish. Jamais le film ne se tait, transformant le camp en une usine assourdissante, aux couloirs multiples et aux lumières absentes ou aveuglantes. Cette atmosphère compte pour beaucoup dans l’impact du film : impossible de respirer, tout au long des quelques 100 minutes de pellicule.


Nemes parvient aussi à apporter une réponse absolument brillante, et presque définitive, à la question de la représentation de la Shoah : comment décrire par la fiction un évènement si barbare ? Comment prétendre pouvoir recréer les conditions « réelles » d’une extermination massive, d’un acte aussi peu humain, par la fiction ? Cet indicible, cet inatteignable, il s’en empare et livre une réponse simple et magistrale : c’est par l’art que l’on doit s’exprimer. Ainsi le cinéaste hongrois parvient-il, par les simples et puissants moyens de la mise en scène, à « montrer » la violence sans le faire. Saul ne sort presque jamais du cadre, la caméra le suit, positionné derrière lui ou en face, reléguant les atrocités des morts et des tortures à l’arrière-plan, dans une zone rendue toujours floue par les faibles profondeurs de champ. Pour autant, rien n’est caché : on effleure plutôt la violence en captant tout son tragique, sans avoir l’impudeur et la prétention de la montrer nue. C’est un pied qui apparait au détour d’un mouvement de caméra, un charnier dissimulé par les fumées, Saul placé entre l’œil et un tas de corps désarticulés, et c’est finalement l’extermination toute entière qui surgit. Le fils de Saul a l’habilité, absolument miraculeuse, d’invoquer les représentations de la Shoah propre à chaque spectateur, de réveiller les fantômes de nos lectures, des documentaires, des images de l’horreur, plutôt que d’en créer frontalement. En laissant les horreurs au hors-champ, les ramenant par touches à la surface du cadre, il laisse l’imagination se souvenir et récréer sans risque de falsifier l’Histoire et de déshonorer la mémoire des victimes. Dans ce système, rappeler l’indicible de la Shoah par l’art n’est plus seulement possible, mais absolument nécessaire.


Enterrer les morts pour enfin respecter les vivants


Mais au-delà de cet important renouvellement de perspective, qui constitue aussi un hommage appuyé à la puissance d’évocation du cinéma, Nemes signe un film au propos complexe et puissant. Décrivant un monde qui ne constitue plus pour les humains qu’à une succession de barbarie, il explique la déshumanisation inhérente à l’extermination : on s’habitue, presque, aux gestes des bras qui évacuent les stücks (pièces, en allemand) gazés, aux coups de pelle qui jettent les cendres à la mer. Saul a perdu le goût de parler des femmes, « il ne s’en souvient pas », du jour où il en parlait encore. Réduits à leurs actions éphémères, destinés à mourir comme les autres, les Sonderkommandos ne sont plus que des tâches qui se répètent dans cette usine si cruellement restituée par le cinéaste. Quand la plupart tentent de croire à des plans d’évasion, Saul se lance dans une quête autrement plus grande, celle d’enterrer son enfant, quoi qu’il en coûte à son groupe et à lui-même. « Tu abandonnes les vivants pour les morts », lui lance un camarade : rien n’est plus faux. Du plus profond des âges, la marque de l’humain est celle de la sépulture, et dans ce climat qui sonne comme la mort de l’Homme, le geste le plus vital et le plus beau que l’on puisse réaliser, c’est restituer la forme la plus sommaire d’humanité aux morts, pour redonner du sens au vivant. Plus rien ne compte pour le condamné, si ce n’est d’enterrer un corps pour redonner un sens à sa propre perte et aux rescapés de cette horreur. Le scénario s’écarte jamais de ce dessein, ne s’attache pas au décor atroce dont Saul se préserve en n’y prêtant plus attention : le rythme du Fils de Saul est contre toute attente nerveux, comme la traversée douloureuse d’un prisonnier qui fonce sous les coups qu’on lui assène, courbant l’échine (face aux intimidations d’un général nazi, par exemple) pour atteindre son but : l’humanité.


Mais si Saul ignore les discussions, ignore le geste d’affection d’une femme qui semble avoir été la sienne, c’est qu’il tend aussi vers un point essentiel, qui constitue l’autre splendeur imaginée par Nemes : la transmission. On n’enterre pas un homme, on enterre un enfant ; qui plus est, un enfant ayant failli survivre à son passage dans la chambre. Saul se sait mort, il l’explicite d’ailleurs en réponse aux reproches de ses compagnons : il faut trouver quelqu’un à qui raconter la vision abominable des camps, que les Nazis tentent par tous les moyens d’effacer derrière eux. Pour se souvenir, il faut transmettre : le fils de Saul, ce n’est pas le fruit de sa chair, mais l’enfant des camps. Celui qui saura, qui verra, qui racontera, pour que ce calvaire n’ait pas été vain. La scène finale, d’une force et d’une beauté inimaginables, nous fait enfin fuir le bruit de l’horreur pour pénétrer le silence de la nature. Dans cette forêt, Saul change pour la première fois d’expression, devant le visage d’un enfant surpris. Il sourit, d’un bouleversant sourire de père qui voit son enfant, mis en valeur par un gros plan hérité des grands cinéastes russes (Klimov en tête). Les traits sans âge et las de fatigue de Geza Röhrig s’animent enfin : il sourit, lui, le porteur de secret, l’homme qu’on a fait sans passé et sans avenir, parce qu’il peut enfin mourir. L’enfant s’échappe dans une brume qu’on croirait sortie de chez Tarkovski, le message est passé, le témoin transmis, par ce simple regard silencieux. Le message de Laszlo Nemes est passé, lui aussi, et son film est absolument immense.

Pirlito
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le 12 nov. 2015

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