Pour quelqu'un comme moi, qui a grandi devant la télé, une série comme le gendarme participe à la construction d'une cinéphilie populaire avant d'être plus exigeante et complexifiée. Mais quoiqu'elle en soit mûrie, enrichie par des ambitions personnelles, ma cinéphilie n'a en aucune façon altéré mon goût pour un cinéma simple. C'est vraiment dommage que l'on en soit encore à faire un préambule de la sorte avant d'écrire quelque chose sur une comédie populaire. Je ne devrais pas avoir à me justifier. A la limite... non ce n'est pas une limite, on est en plein dedans, c'est un problème, une préoccupation personnelle et peut-être... j'ose espérer que je suis seul à encore subir cette sorte d'irrépressible besoin de me justifier, de ne pas assumer complètement la variété de ma cinéphilie, de l'élite à la basse-cour.
Sans doute, pour me trouver une quelconque excuse, je pourrais tout de même souligner que le plaisir que j'éprouve d'une part à revoir ce film, d'autre part à tapoter mon clavier à son propos, réside pour une très large part dans la régression nostalgique à laquelle il est une belle invitation. Et que commencer ma critique à contextualiser cette approche n'est pas sans légitimité. Mais je suis certain que le succès continu de ce film et de ses suites ne s'explique pas uniquement sur son appartenance à un temps, si loin qu'il en parait doux. Il y a sûrement autre chose, un langage particulier toujours compréhensible, plus ou moins universel et éternel.

Louis de Funès n'est pas encore Fufu. C'est ce film qui va le faire exploser. D'ailleurs, s'il est au centre du film, son jeu n'est pas encore pleinement exploité. Peut-être lui même est-il encore un peu sur la retenue. On le connaitra plus tard beaucoup plus sûr et exploitant à plein régime l'étendue de son talent comique. L'extrême rigueur de son jeu est déjà bien présente, indéniablement et sans doute n'a-t-il pas encore suffisament confiance en lui pour pouvoir lacher les chevaux? Quelques scènes ici ou là font entendre le jeu spécifique (dans le dit et dans le faire) de ce comédien génial. Retrouvons la définition littérale du terme "génie" pour évoquer cette essence, ce talent à nul autre pareil, que l'acteur révèle prudemment. De Funès est un inventeur qui va devenir -grâce au succès public car il était d'une nature inquiète sur ce point- beaucoup plus sûr de son savoir-faire.

La collaboration avec Jean Girault n'est au moment de ce film que balbutiante, deux ou trois gros films, mais suffisante pour que Girault ait d'ores et déjà acquis la conviction qu'il devait se mettre au service de cet artiste majuscule. Au moins ce réalisateur lambda a-t-il eu l'honnêteté et la clairvoyance de reconnaitre où se trouvait le talent.
Le film montre bien que Girault ne propose rien de très sophistiqué dans sa réalisation. On se contente du minimum syndical, un classicisme incolore, manouvrier et sans arête qui coince dans la gorge, afin de tirer parti de la furie comique du comédien principal. Ce qui ne sera pas forcément le cas chez Molinaro ou Oury par exemple, qui essaieront d'insufler un discours cinématographique, plastique pour le premier, rythmique pour le second, en étayant les propositions physiques et scéniques de De Funès.
On doit saluer en Girault le mérite de ne pas avoir pété plus haut que son cul. Ses ambitions simples se marient très bien au scénario lui aussi très simple, tout au service également de l'acteur. En fait, on peut se demander si cette simplicité, d'aucuns diront simplisme, n'est pas l'une des circonstances qui expliquent la longétivité de la série. Sur le canevas du père qui élève seul sa fille (quid de la mère? Elle n'est pas évoquée à ma souvenance), les scénaristes bâtiront plusieurs films s'axant sur une même litanie : le petit chef, méchant avec ses inférieurs, lèche-cul avec ses supérieurs, les rapports de force hiérarchiques faisant l'essentiel du comique supporté par la santé incroyable du comédien. A la fin de ce premier film, qui n'espérait pas le succès qu'il allait connaitre, le maréchal des logis chef Cruchot accède au rang suprême de général et défile sur le vieux port de Saint Tropez ; sa fille est devenue mère, brune et mariée. Il s'est casé, sa famille s'est assuré un avenir conjugal, convenable, bourgeois. L'ordre moral est sauf. L'extraordinaire succès populaire change la donne, fair voler en éclat tout ce petit schéma pépère.

Entre autres ingrédients qui firent le succès du film, outre De Funès, c'est sûrement la farandole de comédiens plus ou moins doués qui l'entoure. Il y en a quelques-uns qui valent certainement le détour. Le pauvre Galabru, oublié de la Comédie Française (l'institution théâtrale) continue de trainer sa carcasse bedonnante en même temps que sa croix d'éternel cancre pour remplir la marmite familiale. Il le fait lui aussi avec un talent certain, surtout une dose de discipline et de respect à l'égard de son métier qui en impose. Peut-être lui aussi ne tient-il pas encore totalement son personnage. Il ne fait que l'aborder.

J'aime particulièrement les deux ou trois apparitions déconnectées et superbes de Claude Piéplu en bobo d'avant-garde, snobinard flamboyant, à l'accent parisien sur-aigu. Voilà une interprétation qui ne cesse de me faire rire.
J'ai une affection pour le jeu ô combien atypique de Jean Droze. Son corps maigrichon le fait ressembler à un pantin désarticulé. Sa diction faubourg-parigote en rajoute au pittoresque très marqué du bonhomme.

En parlant de traits soulignés, le jeu des jeunes comédiens est d'une médiocrité sans bornes. L'image que les auteurs se font de la jeunesse dorée des années soixante n'aide pas les comédiens. Les rôles sont artificiels, dénués complètement de crédibilité. Seuls trois d'entre eux ont survécu à cette expérience. Daniel Cauchy a une tête qu'on reconnait, plus encore une voix peut-être... Il n'est pas sans talent d'ailleurs, projetant un certain naturel par moments. Patrice Laffont est un "fils de" qui a bien fait de se tourner vers l'animation télé. Mais dieu qu'il est jeune! Son manque d'assurance explique sans doute la médiocrité de son jeu dans ce film-là. J'ai envie de croire ce que je viens d'écrire.

Geneviève Grad est essentiellement connue pour son rôle de fille de gendarme et quelques-uns dans le cinéma bis italo-péplumique. Dotée d'une fort jolie plastique, elle ne manque pas de me laisser perplexe. D'une scène à l'autre, elle passe d'un jeu assuré et efficace à celui d'une casserole percée. C'est vraiment pas évident de la suivre. Là encore je dirais qu'elle n'est définitivement pas aidée par la caractérisation grotesque de son personnage. Pour se faire une idée sur ce point, il n'y a qu'à savourer la discussion sur la plage entre elle et Laffont quand celui-ci à demi mots parvient à lui demander d'aller tirer un coup dans la garrigue. Seul réel moment où la sexualité entre en jeu de manière quasi frontale. Parce que le film est ainsi asexué et ne fait jamais un début de vague, il a pu dans la France pré-soixantehuitarde paraitre comme une bande dessinée innocente. Effectivement, le scénario est presque une sorte de scketchs, plus ou moins ordonnés, qui viennent se structurer à deux squelettes, deux trames, l'intégration de la jeune campagnarde dans la jet set locale ainsi que le vol d'un Rembrandt.

Il est étonnant de voir Jean Lefebvre être d'entrée de film le jouet des vexations de Fufu. "Regardez-moi dans les yeux, là!". Les deux doigts célèbres sont là dès la première scène entre eux, à l'arrivée du bus sur le port. J'aime beaucoup ce comédien. Son regard de cocker triste est pour énormément dans l'affection que l'enfant que j'étais a dû mettre sur une trogne pareille. Je n'en dirais pas autant de Modot, Grosso et Marin (de loin le plus mauvais). Je le préfère sans problème dans Pouic Pouic. Sa grande taille, son oeil placide y font merveille. Les personnages un peu hautains lui conviennent bien mieux.

Pour finir, je crois, je suis même certain que l'aspect ensoleillé et carte postale a fini par emporter la décision sur le public. Le film encadre parfaitement ses personnages dans l'environnement provençal. Saint Tropez n'est pas encore ce village surpeuplé et clinquant. Il a encore une authenticité qui fleure bon les vacances et la dolce vita méridionale. Un "film vacances" à la française en somme, exploitant des ingrédients qui titillent le peuple délicieusement, de manière à peu près consciente. Plus tard, d'autres encore plus inspirés par la facilité et les gros sous potentiels suivront avec moins de chance le filon de ce film d'été. Le gendarme ouvre le bal de son propre succès mais également de tout un cinéma français grossièrement honorable.

Quoiqu'il en soit, qu'on le veuille ou non, ce petit film, aux ambitions mesurées (comme le raconte Galabru qui apprit son engagement en entendant les producteurs dire qu'il fallait trouver des ringards pour mettre en valeur De Funès) est une ébauche pas si mauvaise que ça, qui compte pour deux ou trois comédiens, deux ou trois scènes rigolotes et surtout pour l'immense De Funès.
Alligator
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le 1 mars 2013

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Alligator

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