Un Dom Juan moderne dépassant le stade esthétique kierkegaardien : imaginons un Dom Juan heureux

J'adore les contes moraux de Rohmer ! Ce sont des films admirablement construits et d'une remarquable intelligence. Ce qui est génial, c'est que le conte moral ne dévie jamais en leçon de morale, mais bien en un examen des idéologies morales. Le Genou de Claire , à l'instar de son précédent film, La collectionneuse , est un film qui brille avant tout par sa formidable écriture. Le texte est exceptionnellement riche, exceptionnellement dense, tout le génie du film y réside à mon sens. Le registre du texte, qui plus est, est très lettré. On pourrait reprocher quelque part au film d'être trop verbeux, mais c'est justement cela qui fait que j'ai tant aimé le film. Notamment avec la géniale récitation du texte de Jean-Claude Brialy, des performances assez rares, une récitation de texte très théâtral et sublime... Et Dieu sait qu'en France, on sait de moins en moins réciter un texte, au cinéma certes, mais surtout au théâtre.


Le film est très bien construit, c'est d'ailleurs la force des contes moraux de Rohmer. Ils se fondent sur des affrontements idéologiques, moraux donc, mais aussi politiques quelque part. Dans La collectionneuse , la sagesse stoïcienne affronte le plaisir épicurien ; on pourrait même dire que la morale toute entière affronte le sens moral. Ici, la dichotomie s'élabore autour de l'amour ; l'amour-passion de Laura affronte l'amour libertin de Brialy, pour qui l'amour n'est pas exclusif, et qui croit éperdument en l'amitié ! Une amitié qui précède toujours l'amour selon lui.


J'ai adoré la première partie donc, la partie avec Laura. Mais ce que j'aime avant tout, ce sont toutes ces séquences entre Brialy et son amie écrivain, Aurora. C'est Aurora qui pousse Brialy à affronter Laura, car ce combat idéologique devient alors son sujet. Il devient son examen. Et l'examen d'Aurora et de Brialy, c'est en réalité l'examen de Rohmer. Mais derrière ce jeu mesquin qu'entreprennent Brialy et Aurora, qui ne peut que rappeler Les Liaisons dangereuses de Choderlos de Laclos (Brialy serait alors Valmont, tandis que Aurora serait Merteuil), même si l'issue est totalement différente, se cache une tension érotique très forte. Passera-t-il à l'acte ? On ne sait jamais quelle direction va emprunter Rohmer. Et finalement, non il ne passe pas à l'acte avec Laura (avec Claire non plus, bien que cela soit plus ambigu). Car Brialy est le personnage donjuanesque par excellence. Dom Juan, c'est l'homme qui séduit mais ne consomme pas. J'aime beaucoup l'analyse que propose Kierkegaard dans Ou bien... ou bien , où il compare le Dom Juan de Molière avec celui de Mozart. Le personnage de Dom Juan est le représentant de la figure esthétique ; il est l'insensé, mais surtout, il est le représentant de l'éternité. Une éternité particulière ; celle où le temps ne passe pas, mais celle aussi de la permanence du mouvement. Mais, pour Kierkegaard, le stade esthétique que représente Dom Juan, précède le stade Éthique. Dom Juan rencontre la médiation et n'a qu'une issue alors ; celle de la mort. Car médier l'immédiateté de la vie, c'est la détruire, dans la conception kierkegaardienne. Brialy incarne quelque part une forme de Dom Juan moderne, mais qui s'extirpe malgré tout de certains idéaux donjuanesques. Les idées autour de la conception de l'amour sont en tout cas passionnantes ; la croyance en l'amitié et la non exclusivité de l'amour d'un côté, et la seule croyance, très stendhalienne, en l'amour-passion de l'autre. Laura ne croit pas à l'amitié car elle ne veut que l'amour. Brialy, en soi, ne veut rien, il cueille ce qu'il peut. Il y a donc aussi un affrontement entre désir et volonté. J'ai beaucoup aimé ce que dit Brialy sur l'amour, notamment quand il affirme qu'il faut se séparer pour s'aimer. Cela s'oppose complètement au caractère possessif que revendique clairement Laura.


J'ai moins été conquis par la seconde partie, peut-être parce que je ne l'ai pas comprise entièrement. Mais elle est brillante également. L'élément perturbateur, Claire, arrive, une sorte de Madame de Tourvel, empreinte d'une grâce juvénile et d'une certaine naïveté. Brialy semble alors hanté, dérangé par ce que lui suscite l'arrivée de Claire. Remettrait-il en question son idéologie morale, comme finira par le faire Adrien dans La collectionneuse ? Brialy parle en tout cas d'un désir du rien. Et il est vrai que parfois, on désire sans but. Ne serait-ce pas d'ailleurs le propre du désir de ne pas avoir de but, là où la volonté est précisément fondée sur le but, sur l'objectif ? Certainement. Son désir est brute, physique, lui qui pourtant ne considère pas l'amour comme une attirance physique, mais comme une amitié prolongée, une amitié plus forte. Sa conception de l'amour est alors remise en cause par la fascination qu'il éprouve vis-à-vis de Claire. Brialy pense alors avoir un droit total sur elle : lui aussi, deviendrait-il possessif ? Le désir a suivi la possession, s'exclame-t-il à un moment. Mais surtout, sa hantise ne serait-ce pas la preuve d'un amour-passion naissant ? Encore une fois, c'est ce que j'ai cru au début... Mais Rohmer joue avec son spectateur. Et si Rohmer ne nous donne absolument pas de leçon de morale, Brialy semble vouloir en donner une à Claire. Lui montrer que l'amour-passion n'est qu'un leurre, et n'est qu'une condamnation à une vie malheureuse, ce que Claire ne semble pas avoir intellectualisé, contrairement à Laura, qui assume sa future vie malheureuse. J'ai parfois été un peu perdu vis-à-vis des intentions de Rohmer (du personnage de Brialy plus précisément) de cette seconde partie, quant à la hantise apparente de Brialy, mais il n'en reste pas moins que c'est fascinant. Mais, contrairement à la première partie, je trouve que celle-ci manque d'érotisme. Ce genou, finalement, ne m'a procuré que peu d'émotions, même lorsqu'il finit par le toucher : consomme-t-il, alors ? Certainement. Et alors, Brialy s'éloigne de la figure donjuanesque. Dom Juan fuit l'absurdité de la vie, une absurdité toute camusienne ("Vivre, c'est faire vivre l'absurde"). Brialy ne semble pas en fuite. Sa vie a du sens, là où Dom Juan représente l'insensé ; Dom Juan, lui aussi, est Sisyphe (le Sisyphe de Camus), mais il est dur d'imager Dom Juan heureux. Brialy, lui, semble heureux en tant que Dom Juan moderne, et dépassant alors la figure esthétique de Kierkegaard pour gagner le stade éthique. C'est en cela que la figure de Brialy est extrêmement nuancé, forte et d'un grand intérêt philosophique.


C'est un film d'une très grande richesse et qui mériterait un second visionnage. Le film est tellement dense intellectuellement, que mon avis est bien évidemment lacunaire ; c'est un film qui mériterait une analyse complète tant le film regorge d'idées philosophiques, et, bien entendu, cinématographiques.

Reymisteriod2
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le 8 déc. 2019

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