Dans ce film plus actuel que jamais < tiré d'un fait divers (l'ensevelissement d'un certain Floyd Collins dans une grotte du Kentucky, en janvier 1925) qui valut le Prix Pulitzer à un journaliste de Louisville couvrant l'évènement >, Billy Wilder dénonce avec brio les menées de Chuck Tatum (Kirk Douglas), paperman cynique prêt à risquer la vie de Leo Minosa, commerçant famélique coincé dans une faille rocheuse, ce afin de mettre sa carrière journalistique sur de plus rutilants rails que ceux de la feuille de chou qui l'emploie depuis un an (lui qui a connu jadis la gloire des grand journaux).
Sensationnalisme, chantage et séduction seront les armes de cet homme vaniteux, malin, qui sait manipuler les uns et les autres pour parvenir à ses fins.
La démonstration de Wilder, qui excelle décidément aussi bien dans la comédie que dans le drame, est implacable et d'autant plus remarquable que le salaud incarné par Kirk Douglas n'est pas complètement antipathique (même si l'acteur hésita à accepter le rôle, un peu inquiet à l'idée de voir son image ternie par ce personnage).
Le spectateur aussi est à la merci de ce venimeux bonimenteur !
Par ailleurs, Wilder évite le piège de la caricature et du surlignage < sauf musical ; la toute première seconde du film laisse augurer l'habituel tintamarre en vogue à l'époque... mais on a "vu" pire >.
Par exemple, lorsque les curieux affluent sur le site à présent convoité par les médias, lieu d'ordinaire accessible gratuitement, la caméra ne vient pas lécher le panneau qui indique que l'entrée coûte désormais 25 cents, puis 50 cents, puis 1 dollar... Non. Elle reste raisonnablement à distance, rendant plus pathétique l'afflux des gogos venus se parquer dans ce cirque à ciel ouvert.
Car Le Gouffre des chimères n'alpague pas que le journalisme de caniveau. C'est toute la chaîne de la rapacité et de la stupidité qui est démontée : les vendeurs de scoops, certes, mais également les acheteurs de scoops (le lectorat) ; mais aussi, sur place, les habitants qui vont profiter de la manne touristique (l'épouse du commerçant, le shérif, l'entrepreneur en charge du sauvetage) ; mais encore les camelots : manèges, junk food, chanteurs vendant les partitions de leurs compositions opportunistes*, souvenirs en tous genre dont... des coiffes amérindiennes.
He always keeps going back, digging for those Indian pots.
Ce dernier point mérite qu'on s'y arrête.
Minosa, le malheureux dont le nom fait la Une de la presse est un métis qui persistait à pénétrer dans un lieu sacré (la Montagne des sept vautours) à la recherche de poteries primitives dont il pourrait tirer un bon prix, lui qui a toutes les peines du monde à faire tourner sa boutique (station essence-épicerie-restauration-souvenirs).
Cette donnée de départ (profanation puis accident) atténue quelque peu la crapulerie de Tatum, la voracité des médias, la nigauderie des visiteurs. Elles ne s'expriment pas ex nihilo. Cette frénésie, cette fringale, cette absurdité, n'ont-elles pas été déclenchées par l'avidité de Minosa et par son irrespect pour les croyances des natifs ?
À peine posée, toutefois, cette question se trouve confrontée à une autre : si sa recherche de poteries n'est pas illégale, n'est-il pas légitime que Minosa tente d'améliorer son maigre ordinaire et celui de sa famille ?
Surtout que le bonhomme n'est pas un mauvais bougre, loin s'en faut < il aime éperdument une femme qui, elle, ne songe qu'à le quitter et même... à le tromper avec Tatum ! >.
Et ces deux questions en entraînent d'autres : toutes ces personnes qui profitent de la tragédie vécue par Minosa < qui pour s'enrichir, qui pour s'amuser >, n'ont-elles pas après tout elles aussi des raisons valables ? Sont-elles si condamnables ? ... La rigueur morale peut-elle avoir cours partout, tout le temps, de la même façon ? < en écrivant cela, je pense au résistant néerlandais chrétien de Black Book qui panique alors que ses camarades viennent d'abattre des soldats nazis venus les arrêter. "Tu ne tueras point", certes, mais en certaines occasions... > La responsabilité individuelle a-t-elle les mêmes marges de manœuvre ici et là ? ... hier et aujourd'hui ? ... etc.
Whatever she's praying for, she's sure praying hard.
Non pas que ces salves de questions s'annulent pour faire place nette à un pusillanime aquabonisme ou à un relativisme paresseux. Passé le sentiment d'écœurement provoqué par l'effrayante foire et ceux qui l'ont directement orchestrée, ces questions surgissent naturellement. L'inquiétude et la douleur des parents de Leo Minosa < dont la solitude contraste avec l'enthousiasme de la foule docile > ne peuvent pas oblitérer les motivations d'un fils qui risque de perdre la vie (pour avoir voulu essayer de l'améliorer)...
C'est en tout cas la marque d'un bon film que de nous inciter à réfléchir, à faire se télescoper en nous des interrogations essentielles...
Fuck them all ! It is the best picture I ever made !
(Billy Wilder)
La sortie du film fut un échec aux États-Unis. Wilder, qui traînait une réputation de misanthrope invétéré fut, à travers Ace in the Hole, accusé de cynisme (et même d'antiaméricanisme). Il s'en défendit. La presse n'accepta pas que l'on pointât du doigt son manque de déontologie. Quant au public, il fut déçu par l'issue de l'histoire (réelle).
En Europe, l'accueil fut tout autre et Wilder remporta le Lion d'or au festival de Venise. Espérant surfer sur cette jolie vague et donner un second souffle au film, le vice-président de la Paramount le rebaptisa The Big Carnaval, mais en vain...
Ace in the Hole est aujourd'hui considéré par les historiens du cinéma comme un film de (grande) qualité.
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* La mort de Floyd Collins donna lieu à une chanson dont le disque fut vendu à 3 millions d'exemplaires. Billy Wilder demanda à deux compositeurs qui avaient travaillé avec lui sur Boulevard du crépuscule de lui écrire “the worst song you can, with bad rhymes and everything else bad.” Ils accouchèrent de We're coming, Leo...
Source : Some Like It Wilder (Gene P. Philips, 2010 ; pp.139-153)