Il paraît qu'à toute génération correspond un film fétiche, qui cultive l'intéressant paradoxe d'être à la fois un immense succès populaire et la cible unanime de la critique professionnelle.
Incompris par des spécialistes acerbes et virulents qui vont en mesurer toutes les failles, mais adulé par des milliers de jeunes qui en font leur film de chevet et le garderont dans leur cœur adolescent toute leur existence.
C'est apparemment le cas du Grand Bleu, si j'en crois le match à mort qui s'est joué entre Luc Besson et les critiques de cinéma de l'immense majorité des organes de presse des années 80.
Pour ma part, j'ai vu ce film très jeune. Trop jeune.
J'en garde un triple souvenir extrêmement angoissant. Dans l'ordre :
- La mort du père : souvenez-vous de ces images brutes, en noir et blanc, qui nous montrent un scaphandre de fortune s'agiter au fond de l'eau, puis un enfant hurlant de douleur que l'on empêche de plonger pour sauver l'homme enfermé dedans.
- La mort d'Enzo : mon souvenir morbide a ajouté du sang coulant de ses narines et de ses oreilles au gisant blotti dans les bras d'un Jacques sanglotant, qui exhorte doucement son ami de l'emmener tout en bas, dans le monde du silence éternel.
- Le cauchemar de Jacques : cette eau qui monte implacablement dans un chambre close aux murs peints à la chaux, qui le déborde et le noie dans ses fantasmes d'éternité.
Les mauvais rêves récurrents qui ont suivi m'ont laissé pleine de doutes quant à mon goût pour ce genre de film.
Quelques années plus tard, je m'intéresse de façon fortuite à l'apnée par le biais d'une proximité manifeste et durable avec les plus belles plages de France.
Je visionne quelques reportages et découvre avec émerveillement des gens comme Patrick Musimu, cet ovni dans le monde des apnéistes, Jacques Mayol bien-sûr, dont la vie a très librement servi d'inspiration au personnage principal du Grand bleu, mais surtout Loïc Leferme, dont la voix douce et le regard claire m'ont convaincue de la possibilité d'une osmose réelle entre le monde des terriens et celui des dauphins.
Alors je regarde de nouveau Le Grand Bleu.
La première fois, l'aspect potache m'avait complètement échappée.
Je trouve Jean-Marc Barr assez canon, la puberté était passée (depuis longtemps) par là.
Je suis toujours aussi mal à l'aise avec les trois scènes précédemment citées.
Et j'en ajoute une quatrième : lorsque Johanna essaie d'empêcher Jacques de réaliser son suicide, elle tire elle-même sur la corde de la gueuse qui va l'emporter au fond des mers, la laissant seule avec l'enfant à venir. Et là surgit sous mes yeux un bandeau imaginaire barrant l'écran figé sur pause.
[Stop. Message urgent ! Breaking news ! La vraisemblance a été malencontreusement perdue quelque part dans le scénario ! Merci de bien vouloir nous signaler tout indice pour la retrouver en urgence !]
Les recherches étant restées vaines, la fin du film m'a complètement laissée de marbre. Jean-Marc part avec un dauphin se noyer en toute quiétude. Morbide à souhait.
Epilogue : je rêvasse de nouveau sur Internet pour pallier à ma perplexité et retrouver cet univers si particulier de l'apnée qui m'avait tant séduite. Je regarde de plus près, je cherche un peu, et voici ce que j'apprends :
- Jacques Mayol, le vrai, s'est pendu en 2001 sur l'île d'Elbe, dans le désespoir le plus complet après avoir fait son beurre de l'engouement autour du Grand Bleu et vécu par la suite l'oubli et le mépris des médias.
- Patrick Musimu, décédé de mort subite pendant un entraînement d'apnée en 2011.
- Loïc Leferme, mort en 2007 lors d'un entrainement également.
L'apnée, ce n'est pas pour moi en fait. Ni dans les films, ni dans la vie.