Du Sorkin, pour le meilleur et pour le pire

Cas un peu ennuyeux que celui de ce Grand Jeu (allez comprendre ce qui se passe dans la tête des responsables de la titraille française, c’est mission impossible). Explication : peu d’efforts seront nécessaires pour lui trouver de jolis arguments, d’un Aaron Sorkin en forme au rayon dialogues à la présence toujours exquise de la rousse Chastain, en passant par l’étiquette faits réels qui ajoute toujours un cachet, et une galerie de seconds couteaux de qualité, comme toujours quand Sorkin est impliqué. Et pourtant… sitôt sorti de la salle, on passe très, très vite à autre chose. Ne vous laissez donc pas tromper par les notes démesurément élevées dont il bénéficie. Les gens VEULENT aimer Aaron Sorkin. Question de mode ? Assurément, mais pas que. Il y a quelque chose de malin dans son cinéma qui donne envie d’en être. Alors vous pensez bien que la première réalisation du crack DEVAIT être une réussite…


Ne soyons pas trop durs : Le Grand Jeu est un Sorkin en plutôt bonne forme. Seulement, Sorkin n’est pas synonyme de perfection – loin de là. Le film est donc un Sorkin en forme… pour le meilleur et pour le pire. Pour le meilleur (verre à moitié plein) car son réalisateur-scénariste l’a gratifié sans surprise de pas mal de beaux échanges ping-pong de son cru. On ne citera pas d’exemples car comme écrit plus haut, le film ne laisse globalement pas de trace indélébile sur les mémoires, mais sur le moment, ce n’est pas bieeeen moins vif et divertissant que les réussites de l’auteur, que ce soit Le Stratège (quoique cela n'ait pas sa substance), The Social Network (quoique cela n'ait pas son électricité) et Steve Jobs. Seulement, le revers de la médaille sorkinienne n'est jamais loin, tapi dans l'ombre, attendant sa potentielle heure, à savoir cette tendance au prêchi-prêcha réjoui de gauchiste qui se croit « dur », à la Will McAvoy dans The Newsroom (et là, on se rapproche plus des scénarios insipides du scénariste tels Charlie Wilson et Le Président & Miss Wade), qui plombera un peu le troisième acte, malgré la présence de l'hautement charismatique Idris Elba. On aura du mal à ignorer cette contrepartie pour peu que l’on voie clair dans le jeu du cinéaste, indéniablement talentueux, mais aussi caricature de prétention intellectuelle (= « regardez comment j’ai tout compris à tout ») alors que le fond de son propos est généralement résumable à un éloge de la gentillesse et une dénonciation de la méchanceté. Le film a donc ce problème que n’ont pas les réussites précitées telles Le Stratège et The Social Network : il ne sait en fait pas vraiment sur quel pied danser, et ce du début à la fin ; il lui manque un centre de gravité. Un coup il roule des mécaniques sur un ton cynique sans équivoque ; l’instant d’après, il sombre dans le pathos à violons. Assurément, Le Grand Jeu n’est pas un déluge sirupeux de bons sentiments, on n’est pas dans Hannah Montana, mais ce qui est aussi sûr, c’est que la comparaison avec Le Loup de Wall Street est d’une idiotie rare : le film de Scorsese est d’une immoralité consommée, là où celui de Sorkin est hautement moralisateur.


On en vient alors au problème principal qui est que Le Grand Jeu ne captive pas des masses, précisément parce qu’il ne sait pas vraiment quoi raconter, ni comment, malgré le chemin pavé par l’autobiographie de l’héroïne. The Newsroom était moralisateur, mais ce que le show avait pour lui, c’était sa galerie de personnages et sa direction claire, création très personnelle de son auteur. Ici, on a beau avoir Chastain et le solide personnage d’avocat rentre-dedans interprété par Elba, ainsi que cette histoire assez incroyable de jeux de poker illégaux pour stars hollywoodiennes, il est difficile de se sentir impliqué. Sorkin a beau être un cliché de prince hollywoodien ayant le contrôle sur ses créations, difficile d’ignorer le côté « commande » de son film, un de ses moins personnels. On a par ailleurs évoqué l’inconsistance tonale du film, en adéquation avec le parcours de son héroïne, tantôt petite arriviste dénuée d'intérêt, tantôt figure d’humanisme sorkinienne (où est le vrai, là-dedans ?) : le personnage Molly n'est tout bonnement pas assez captivant pour faire tenir tout ce bazar. Comme si Sorkin ne l’avait pas assez sentie. Est-ce un hasard, de la part d'un scénariste connu pour ses personnages féminins souvent ridicules ?


Partant de là, il était prévisible que le gars, pour sa première réalisation, fasse un boulot sans caractère. Face à la première partie, celle où l'héroïne organise son petit business, et qui a inspiré les comparaisons avec le cinéma de Scorsese, et bien que ces dernières soient bidon, Sorkin s’y est de toute évidence pris avec cette référence en tête : les choix musicaux, qui tentent clairement d’électriser les foules sur le mode Scorsese pour un résultat piteux, en est un signe (Crystal Blue Persuasion, These Dreams, C’est si bon, With my eyes closed, pffff… il n’y a guère que Sammy Davis Jr qui motive). Au final, ni le Sorkin réalisateur, pas inspiré pour un sou, ni même le Sorkin scénarise ne savent rendre cette partie suffisamment divertissante. L’électricité est absente. Les lumières sont éteintes. Ça rappelle parfois un peu ce qu’a fait David O. Russell sur son American Hustle, du pastiche de Scorsese des grandes heures sans personnalité, en encore moins réussi que l'O. Russell. Par exemple, aucune scène de poker ne captive en elle-même, ce qui est un signe d’échec du Sorkin réalisateur. Le recours à la voix-off complètement superflue de l’héroïne, qui assène des vérités peu inspirées sur la société des hommes, est un autre signe de manque d’inspiration.


Nonobstant ces défauts problématiques, le dernier tiers du film, celui où l’on passe de l’hôtel de luxe au tribunal, est clairement supérieur à ce qui a précédé, surtout lorsque prend forme le personnage de l'avocat, qui donne à Idris Elba l'occasion de briller comme ça lui arrive trop rarement. De toute évidence, Sorkin étant un faux cynique, il sera toujours plus convaincant dans les bons sentiments, tant qu’ils sont également beaux. On lui reconnaîtra la réussite, en tant que réalisateur et conteur, de deux scènes : tout d’abord, l’agression dont est victime l’héroïne dans sa chambre d’hôtel, aussi inattendue que brutale, qui n’est pas un grand moment d’humanité mais marque le coup d’arrêt de l'épate (basculant dans du premier degré bien dramatique) ; ensuite, la scène pivot de réconciliation entre Molly et son père, interprété par un Kevin Costner qui trouve, lui aussi, l’occasion de briller comme rarement. Cette dernière divise. Certains la trouvent un peu trop mélo et inadaptée à l’identité du film (sauf que cette dernière est des plus flottantes !), d’autres apprécient au contraire l’épaisseur des sentiments qu’elle convoque, bien portée par deux acteurs en grande forme, et la solution morale qu’elle apporte à ce qui est, mine de rien, le nœud dramatique du film. Nous nous plaçons dans le second camp, trop heureux de voir Sorkin faire enfin ce qu’il sait faire.


Ainsi, Bien que Le Grand Jeu n’ait rien d’un grand film (une citation en conclusion, sérieusement, Aaron, on est au lycée ?), et que ce raté souffre de la comparaison impitoyable que l’on en fera avec ce que des réalisateurs comme David Fincher et Bennett Miller ont fait du matériau sorkinien, ce premier film d’Aaron Sorkin n’entre pas exactement dans la catégorie à ne pas recommander. C’est un petit thriller judiciaire qui n'a rien de foncièrement désagréable, ne serait-ce que pour ses dialogues généralement divertissants et pour ses performances d'acteurs efficaces. On a établi des comparaisons défavorables, quelques lignes plus haut ; établissons-en une favorable, pour conclure, avec le précédent film de Jessica Chastain, Miss Sloane, qui était une sous-sorkinerie assez fatigante. Car Aaron Sorkin reste Aaron Sorkin… y compris pour le meilleur.

ScaarAlexander
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le 5 mars 2018

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Scaar_Alexander

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