Pour leur cinquième film le duo Gustave Kervern et Benoit Delépine poursuivaient dans l'esprit de leurs deux précédents films (Louise Michel et Mammuth) avec une nouvelle comédie mélancolique, décalée, engagée et sociale. On retrouve donc dans Le grand soir tout l'univers des deux auteurs et réalisateurs avec toujours ce même amour des personnages hors normes symboles d'un esprit libertaire dans un monde trop lisse.


Le grand Soir c'est donc l'histoire de deux frères avec d'un coté Benoît dit Not, le plus vieux punk à chien d'Europe et de l'autre Jean Pierre qui travaille comme vendeur de matelas dans une immense zone commerciale. Lorsque Jean Pierre est licencié après un joyeux pétage de plombs, il retrouve son frère et ensemble ils vont décider de mener une révolution à leur manière pour emmener le monde jusqu'à son grand soir.


Avec Le grand soir on retrouve donc l'esprit et l'univers si particulier de Mammuth , le précédent film de Kervern et Delépine. Une nouvelle fois le duo nous plonge dans l'univers formaté, morne, sécurisé et aseptisé de nos quotidien symbolisé ici par une zone commerciale comme on en trouve dans toute l'Europe. Un monde sécurisé, sous surveillance vidéo permanente, un monde engoncé dans ses normes de sécurité, un monde dans lequel on travaille, on consomme, on bouffe mais dans lequel finalement plus personne ne vit vraiment. Formatage des esprits et des comportements, individualisme, consommation, asservissement au travail et au diktat du résultat, une nouvelle fois le duo frappe fort et juste dans sa description désabusé d'un monde dans lequel on se complet tous sans la moindre rébellion. Sans être didactique ni moralisateur Le grand soir montre le paradis de la norme truffé de marques publicitaire dans lequel l'individu n'est plus qu'une masse informe de consommateurs sécurisés par un décor totalement aseptisé. Plus globalement et à travers quelques scènes à l'acuité d'un scalpel Kervern et Delépine dressent un portrait grinçant du monde actuel avec une férocité et un sens de la métaphore qui fait plaisir à voir. La formidable séquence du double monologue des deux frères face à un père qui ne les écoute même pas montre par exemple avec beaucoup d'humour une société dans laquelle tout le monde semble pouvoir s'exprimer puisque plus personne n'est à l'écoute, un monde dans lequel nos prétendus dialogues ne sont que de longs monologues qui ne servent que nos propres égos.


C'est donc dans cet univers que les deux frangins vont faire soudainement figure de desperados ou d'indiens iroquois. Quelques notes d'harmonica de Bashung suffisent alors à transformer ce triste décor urbain en un improbable univers de western.Une thématique que les deux réalisateurs utiliseront sur l'affiche du film (inspiré par deux scènes coupées du long métrage) et à de nombreuses reprises comme lorsque Jean Pierre vient jouer du flingue avec ses doigts pour provoquer son ex patron en duel. Les deux frangins vont donc se retrouver ,au sens propre comme au figuré, et tenter de reprendre ce qu'ils leur reste de liberté d'agir et de penser, car pour être libre il faut avoir le courage de s'affranchir de tout. Le simple fait de ne plus vouloir faire partie de cette société et de refuser d'en cautionner les rouages va immédiatement transformer Not et son frère en marginaux potentiellement dangereux aux yeux du monde et surtout des caméras de surveillance. Le film comporte d'ailleurs une scène que je trouve absolument formidable sur le regard des autres vis à vis des marginaux et des personnages hors normes. Dans cette scène Not (Benoit Poelvoorde) s'amuse à danser comme un fou devant une immense vitrine qui lui renvoie son image comme un miroir. On s'aperçoit alors dans le plan suivant que derrière cette vitre, et sans que Not puisse les voir, se trouvent des familles en train de manger dans un restaurant et qui regardent avec consternation les gesticulations du punk. Not qui est toujours dans son délire très personnel crache alors sur la vitre et donc sur sa propre image alors que de l'autre coté les gens prennent ce crachat pour une attaque assez méprisante..... Voilà comment en une petite scène on arrive à presque tout synthétiser sur notre regard vis à vis des marginaux dont les gesticulations nous dérange souvent alors qu'ils ne sont que dans une liberté individuelle, exacerbée et dans laquelle ils se moquent éperdument du regard des autres. Ce que Not renvoie comme un miroir c'est l'image de notre triste conformisme dans lequel on ne danse plus beaucoup et sa liberté nous agresse alors comme un crachat. Une nouvelle fois Kervern et Delépine montrent à quel point ils aiment les marginaux, les êtres ivres de libertés, les non conformistes, les extravagants, les allumés, les poètes décalqués qui montrent par leurs singularités que le monde peut être vécu autrement que comme un simple mouton. D'ailleurs cette affection pour les gentils cintrés, peut être tout simplement pour les gens se retrouve jusque dans le casting du film qui fait la part belle aux fous furieux.


Le grand soir s'articule donc autour du duo Albert Dupontel et Benoit Poelvoorde ce qui est déjà en soit un formidable idée de cinéma car réunir pour la première fois à l'écran le fou furieux de Bernie et l'inoubliable tueur de C'est arrivé près de chez vous est une magnifique proposition. Si Albert Dupontel joue sur du velours dans un registre qu'on lui connait déjà en revanche Benoît Poelvoorde est assez étonnant dans un registre plus grave et mélancolique que ses rôles de magnifiques cons habituels comme le montre sa très émouvante confession et son appel à la révolte au micro d'une grande surface. Un peu amaigri, les traits tirés, fatigué Benoit Poelvoorde est à la fois drôle et touchant (En fait il l'est toujours) dépassant de loin la simple caricature du punk anarchiste. Comme souvent le film de Kervern et Delépine fonctionne sur une suite de situations, de rencontres et presque de sketchs, décalès grotesque et burlesque. Les deux frères vont donc croiser lors d'une séquence très drôle un voyant qui lit dans les verres de gnôles et interprété par un Gerard Depardieu coiffé pour l'occasion d'un magnifique bonnet péruvien, un vigile de nuit pas vraiment vigilant interprété par Bouli Lanners, Didier Wampas dans des rêves de concert punk ou une jeune femme muette et généreuse incarnée par la délicieuse Miss Ming 'Véritable révélation de Mammuth). Mais la plus allumée de tous est incontestablement la mère des deux frangins interprétée par l'incontrôlable, la magnifiquen, la magnétique et la géniale Brigitte Fontaine (oui je l'aime) qui se retrouve ici associée à son compagnon de toujours Areski Belkacem. Impossible de parler de sa performance d'actrice car en adéquation parfaite avec le film et en véritable punk dans l'âme qu'elle est, Brigitte Fontaine reste dans son univers et elle semble en roue libre totale. Alors oui Brigitte Fontaine en fait peut être des caisses, oui elle est totalement à l'ouest mais elle est complètement dans le tempo et la thématique du film. En tout cas la séquence durant laquelle elle annonce à ses fils la pseudo vérité sur leurs géniteurs en roulant des yeux me fait pleurer de rire. Pour couronner Le tout Brigitte Fontaine nourrit ici la bande originale du film de plusieurs morceaux dont le détonnant Baby boum boum en duo avec Bertrand Cantat ou le très pertinent Inadaptée. Pour l'anecdote Brigitte Fontaine avait d'abord refusé le rôle en disant qu'elle ne voulait jouer qu'une sorcière qui fume des cigarette dans les bois, du coup Kervern et Delépine lui on envoyé un scénario dans lequel son personnage était La sorcière qui fume des cigarettes au fond des bois. On pourra aussi s'amuser des nombreuses apparitions qui ponctuent le film de Denis Barthe (Batteur de Noir desir) à Yolande Moreau en passant par Benoit Delépine himself avec un caddie rempli de papier toilette, Chloe Mons ou Noël Godin.


Une nouvelle fois Kervern et Delépine filme sec et brut mais certainement pas n'importe comment. On retrouve cette envie de faire durer les plans, cette mécanique d'un film qui se construit par une successions de séquences pouvant s'apparenter à des sketchs, cette liberté faisant fi des convenances (la mise au point se fait parfois durant le plan), cette façon acérée de filmer notre époque avec urgence caméra à l'épaule. Un cinéma vérité mais qui est bien loin de se foutre de l'outil cinématographique comme le prouve de très nombreuses magnifiques scènes du film comme lorsque les deux frères arrivent dans un supermarché bien décidés à réveiller les esprits endormis. La scène commencent par un long plan totalement de caisse de supermarché, un flou symbolisant cette masse informe et normalisé de consommateurs, puis passent en bas de l'écran les deux crêtes de Not et Dead comme deux ailerons de requins, comme deux menaces anachroniques, comme deux caractères plus nettement dessinés, deux éléments en premier plan comme deux idées claires sur un fond plus flou et mal définit. Surréaliste, poétique, féroce, mélancolique ou drôle Le grand soir possèdent de nombreuses scènes que l'on prend plaisir à se remémorer longtemps après avoir vu le film comme le gâteau d'anniversaire, Dupontel se battant frénétiquement avec un arbuste, Not apprenant à son frère comment marcher et faire la manche, le dépôt de CV dans le magasin de jouets, la tentative d'immolation par le fe ou la rencontre avec un paysan suicidaire. Si certaines scènes sont un poil moins convaincantes comme celle du mariage dans l'ensemble Le grand soir est plein comme un œuf de vrais bons moments de cinéma ce qui reste la marque des grands réalisateurs


Mais la grande force du film de Kervern et Delépine reste la manière avec laquelle il plonge le spectateur dans une forme d'inconfort moral. Tout comme pour Mammuth je me souviens être ressorti de la projection du film avec un drôle de sentiment, une sorte de spleen et de rage dont j'ai toujours bien du mal à me défaire. Car ce monde d'asservissement au travail, de contraintes au conformisme, de consommation je suis parfaitement conscient d'en faire partie alors que paradoxalement il me ronge et me débecte sans doute presque tout autant que Not. Et lorsque les deux lascars du film entament leur révolution et qu'ils préparent leur grand soir le spectateur se demandera fatalement si ils auraient suivit ou non les deux frangins devant le parking du Leroy Merlin. Car le constat dressé par Kervern et Delépine est bien amer sur notre pouvoir de révolte et notre peur de la liberté, notre aliénation à pousser des caddies de supermarché tout en vomissant la société de consommation. Seuls quelques marginaux capables d'aller au bout de leur révolte peuvent encore se prévaloir d'être vraiment libre dans un monde de solitude et d'individualisme. Le film frappe juste alors forcément il frappe fort, mais il parvient à titiller un je ne sais quoi de libertaire et d'espoir dans les esprits de ceux qui recevront comme moi le film en plein cœur. We're not dead, nos esprits fonctionnent encore et tout au fond de nous, nous sommes des millions de punks à chiens qui attendent leur grand soir pour sortir un peu les crocs.


Il y-a les films que l'on regarde, ceux que l'on aime, ceux que l'on voudrait défendre ou descendre et puis il y-a ces films qui vous collent à la peau comme si ils étaient l'expression de vos propres et profond sentiments. Merci à Gustave Kervern et Benoit Delépine, merci d'avoir réveiller, même si ce n'est que le temps d'un film le punk à chien au fond de moi et au fond de nous. Merci d'avoir réveiller ce désir secret, ce besoin de révolte, ce besoin profond de hurler à la mort, de mordre, de pisser sur les devantures de grandes surfaces, merci d'avoir réveiller le chien tout autant que le punk.

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le 21 oct. 2019

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Freddy K

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