Guépards, tigres,... hyènes et chacals... le sel de la terre

Probablement faut-il connaître parfaitement l’histoire avec un grand H, et l’époque qui sont évoquées dans cette grande fresque flamboyante mise en scène par un cinéaste profondément cérébral, mais jamais élitiste et donneur de leçon, qui parvient à donner vie aux décors somptueux de cette peinture d’un temps passé qui n’est pourtant pas si éloignée, par bien des aspects de notre présent, pour parfaitement l'appréhender.


L’histoire, un éternel recommencement ? J’en suis d’autant plus convaincu après la vision de ce grand film, dans le sens noble du terme, parlant de noblesse et de délitement, qui au-delà de son aspect ultra-soigné aux apparats perfectionnistes est un subtil constat, assez pessimiste, clairvoyant mais jamais manichéen de l’état des sociétés humaines et de leur éternel recommencement.


S’ouvrant sur un plan de ciel bleu, une caméra qui enchaîne un lent traveling proposant la vision d’une splendide demeure aristocratique, bordée de plantations, filiation aux dons de la terre, un aspect sur lequel il reviendra souvent, Visconti installe un climat de fausse sérénité poudrée des illusions d’une noblesse qui s’apprête à vivre un tournant de son histoire, avec le débarquement de Giuseppe Garibaldi, l’un des pères fondateurs de la constitution de l’Italie unifiée.


Le personnage du prince Salina, magnifiquement interprété par un Burt Lancaster charpenté et majestueux, une force brute, est l’un de ces aristocrates, mais il semble totalement détaché de l’évidence de la chute annoncée, sans vraiment s’en soucier. En homme éclairé il vit cette période charnière avec une grande sérénité. Il sait très bien que l’ironie de l’histoire revient depuis toujours à un chien qui se mord la queue. Il prend en compte cette révolution, mais est conscient de sa nécessité pour qu’au fond tout en revienne toujours à la même conclusion, il faut que tout change pour que rien ne change…


Cette pensée sera le cheval de bataille de l’autre grand personnage du film, celui de Tancredi, interprété par Alain Delon, en homme avisé, bellâtre qui fait chavirer le cœur des dames, mais aussi éclairé, il prend le pou de ce changement et l’intègre pour mieux le détruire de l’intérieur. Tout ça nous rappelle, certains idéologues lanceur de pavés…, ayant aisément troqué leur treillis rouge pour un costume noir de l’arbitraire et du retournement de veste quand le vent de la colère populaire a commencé à souffler.


En cinéaste fin, Visconti préfère déplacer l’opposition des deux hommes sur d’autres terrains. Celui du temps qui passe et de l’amour qui fuit. En grand esthète, il pare son ouvrage d’un esthétisme raffiné et parvient avec une grande maestria à reconstituer l’ambiance de l’époque, avec ses cours drapées, ses salons raffinés, ses courtisanes trop sapés, et ses défilés maquilléés d’oraisons dissonantes où les apparats finissent par se ternir. La scène du bal demeurant un moment d’anthologie de par son ampleur retranscrivant parfaitement l’ambiance de l’époque. La noblesse en costume qui continue à s’illusionner car dans les hautes cours, la désillusion n’aura cours qu’au gré du flétrissement des corps.


La belle et grande épopée du faste des derniers soubresauts d’un monde de l’intérieur qui se transforme au gré des ritournelles et autres valses est admirablement mis en scène et rentre en discordance avec les réalités d’un extérieur où les exécutions et les règlements de compte seront la rançon d’une gloire sans réels lendemains.


Au gré des bouleversements et des révolutions, l’unique illusion à laquelle aspire le personnage du prince Salina, c’est de voir sa jeunesse perdue à travers un miroir et prendre la route à pied pour ne pas être trop rapidement rattrapé par le temps qui passe.

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le 16 nov. 2019

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